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Là-bas, au coin du pont, un ouvrier ramassait des morceaux de glace et les lançait à toute volée contre la troupe en hurlant :

— Attrape ! Attrape !

Puis, il détala le long des maisons, à quatre pattes, comme un chien.

Couronnant l’arc triomphal de Narva, le génie ailé faisait cabrer les six chevaux de son char, au-dessus du vide. Les soldats gris s’étaient arrêtés de tirer. La victoire leur était acquise. Le silence, la transparence habituels revinrent dans le monde. Des corps noir et rose souillaient la blancheur de la neige. Les uns avaient l’immobilité sage des cadavres. D’autres étaient agités d’un remuement doux et convulsif de vers de terre.

S’étant concertés du regard, Nicolas et Kisiakoff quittèrent leur refuge et se mirent à courir, tête basse, vers les faubourgs. Des balles sifflèrent à leurs oreilles. Un coup de feu frappa l’enseigne d’une boulangerie, et la plaque de tôle résonna au-dessus d’eux comme un gong. Enfin, ils débouchèrent dans une ruelle paisible aux longues palissades de bois. Kisiakoff s’arrêta, rouge, essoufflé, la barbe défaite. Ses yeux brillaient d’une ardeur joyeuse. Il s’éventait avec son bonnet de loutre.

— Eh bien, dit-il, vous avais-je menti ?

— Je ne veux pas le croire encore ! dit Nicolas d’une voix haletante.

Ses genoux tremblaient nerveusement. Son cœur lui faisait mal. Il ferma les paupières et revit aussitôt la face égarée du petit vieux qui saluait la troupe.

L’empereur avait-il vraiment autorisé ce carnage ? Nicolas se rappela le visage du tsar, tel qu’il l’avait vu dans la tente de l’hôpital, après le désastre de la Khodynka. Un homme de petite taille, à la figure pâle, fatiguée, au front marqué de gouttes de sueur, s’était penché alors au-dessus de son lit et l’avait questionné d’une voix douce. Cet homme-là, que Nicolas connaissait bien, était-il capable d’ordonner qu’on massacrât des centaines d’innocents, par simple mesure de police ?

— Tout se paie, murmura-t-il.

Kisiakoff éclata de rire.

— Je vous croyais plus intelligent, dit-il.

— Comment ? s’écria Nicolas. Ces morts, ces blessés…

— Je les plains, je les plains, bien sûr, dit Kisiakoff. Mais, après tout, ils n’ont que ce qu’ils méritent. Nous avons chacun notre rôle ici-bas. Les victimes ont parfaitement joué leur rôle de victimes. Les bourreaux ont parfaitement joué leur rôle de bourreaux. Chacun a fait de son mieux, en somme. Dieu est content.

— Vous divaguez, dit Nicolas.

— Mais non, je raisonne, mon cher. Vous croyez en Dieu ?

— Oui.

— Alors, il faut admettre qu’une catastrophe bien réussie lui est aussi aimable qu’une exemplaire félicité. Dieu combine des intrigues, choisit des acteurs, mais il exige que les acteurs jouent la pièce jusqu’au bout, avec une conviction aveugle. Si Dieu t’a créé pour être une canaille, sois une canaille accomplie, et le Tout-Puissant t’en saura gré. Si Dieu t’a créé pour être une victime exemplaire, marche gaillardement vers le supplice, et le Tout-Puissant te comblera pour l’éternité.

— Et vous, qui êtes-vous ? demanda Nicolas avec rage.

— Une canaille, dit Kisiakoff.

Un large sourire découvrit ses dents blanches dans sa barbe noire.

Deux ouvriers débouchèrent au pas de course dans la rue.

— Eh ! les amis, criaient-ils. On se reforme. On va monter vers le Palais d’Hiver par le prospect Ismaïlovsky. Suivez-nous.

— Et Gapone, où est-il ? demanda Nicolas.

— Gapone ? Il est mort sans doute ! C’est un saint homme ! Nous le vengerons ! dit l’un des ouvriers.

— À moins que ce ne soit un traître, dit l’autre. Alors, nous le tuerons !

Et ils s’éloignèrent en riant.

— Je veux les suivre, dit Nicolas.

Mais Kisiakoff le saisit par le bras :

— Vous êtes tout pâle. Vous allez tourner de l’œil. Venez prendre un verre avec moi. Et, ce soir, je vous emmènerai à la réunion de la Société libre d’économie. Ces messieurs les intellectuels socialistes y discuteront sans doute les événements du jour.

— Comment se fait-il que vous soyez au courant de tout cela, alors que vous viviez dans un trou de province ? demanda Nicolas.

— Je lis des journaux, dit Kisiakoff en plissant les yeux, j’ai des amis, je me renseigne à droite, à gauche…

— Pourquoi me retenez-vous toujours ?

— Parce que vous me plaisez, dit Kisiakoff.

Nicolas cracha par terre. Il se sentait étrangement las et malheureux.

La confusion de ses pensées le gênait. Il aurait voulu pouvoir condamner immédiatement et sans recours les vrais coupables du désastre. Mais qui étaient les vrais coupables ? L’empereur ? Gapone ? Le grand-duc Vladimir, gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg ? Les officiers, les soldats, peut-être ?

Des coups de feu retentirent dans la rue voisine.

— Venez donc, dit Kisiakoff. Il est midi. Et j’ai faim.

Sur tous les points prévus, les cortèges d’ouvriers avaient été mitraillés et refoulés par la troupe. Mais les manifestants ne rebroussèrent pas chemin pour regagner leurs demeures. Certains d’entre eux, évitant les ponts et les carrefours occupés militairement, se dirigèrent par petits groupes vers le Palais d’Hiver. À deux heures de l’après-midi, une foule impressionnante s’était réunie devant l’édifice et dans le parc Alexandrovsky. Les manifestants interpellaient les soldats, s’approchaient d’eux jusqu’à les toucher du doigt, imploraient le passage auprès des sous-officiers de garde. Le commandant du détachement observait la scène en silence. Puis il pria le peuple de se disperser. Comme les ouvriers refusaient d’obéir, il donna l’ordre d’ouvrir le feu. Six salves successives balayèrent la place. Des charges de cosaques bousculèrent les derniers fuyards. Il y eut, dans la ville, environ mille tués, et plusieurs milliers de blessés. Toute la journée, des patrouilles de cavalerie sillonnèrent la capitale. Des piquets de gendarmes stationnaient à l’entrée des gares. Par endroits, les ouvriers avaient dressé des barricades avec des meubles, des caisses et des fils télégraphiques arrachés aux poteaux. Ils se défendaient à coups de pierre. Dans les boutiques, dans les caves, on soignait des blessés innombrables. On cachait les cadavres que la police recherchait pour établir leur identité.

Le soir, Nicolas et Kisiakoff se rendirent au meeting de la Société libre d’économie. La salle étroite, longue et blanche, était bondée à craquer. Plus une chaise, plus une marche disponible. Les ampoules électriques nageaient dans la fumée bleuâtre des cigarettes. Une chaleur, une odeur puissantes émanaient de ce public surexcité. Des gens criaient, applaudissaient à contretemps. Les femmes élégantes agitaient leurs manchons au-dessus de leurs têtes. À tour de rôle, des orateurs gravissaient l’escalier de la scène et prenaient la parole pour flétrir les responsables du « dimanche rouge » :

— Au palais du grand-duc, les fenêtres ont été brisées par les ouvriers. Les manifestants ont dévalisé le magasin d’un armurier dans l’île Vassilievsky.

— Bravo ! hurlaient les femmes.

Nicolas se pencha vers Kisiakoff.

— Elles crient « bravo », dit-il. Mais pas une d’entre elles n’est descendue dans la rue avec les ouvriers. Je hais les intellectuels.

— Je tiens de source sûre, reprenait l’orateur, que le tsar revient de Tsarskoïé-Sélo pour recevoir une délégation d’ouvriers. Sviatopolk-Mirsky a été insulté par la foule. Il démissionnera. On parle du général Trépoff comme nouveau gouverneur de Saint-Pétersbourg. J’ai rencontré les correspondants à Saint-Pétersbourg de divers journaux étrangers. Ils disent que les Russes sont fous, qu’on n’a jamais vu de massacres pareils dans aucune ville d’Europe, que rien ne justifie les mesures de violence prises par le gouvernement, que nous aurons toute l’opinion européenne contre nous…