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— Des mots, des mots, dit Nicolas.

— Chacun son rôle, dit Kisiakoff en souriant.

En fin de séance, un jeune homme de haute taille, au front bas, aux moustaches épaisses, gravit l’estrade. Il portait des bottes. Une cigarette éteinte pendait à sa lèvre.

— C’est Maxime Gorki, n’est-ce pas ? chuchotaient les voisins de Nicolas. En tout cas, il lui ressemble.

— Messieurs, dit l’homme, je vous apporte un message du pope Gapone. Le bruit a couru que Gapone était tué. Il n’en est rien. Je l’ai recueilli chez moi. Voici sa déclaration.

L’orateur déplia un papier et lut à haute voix au-dessus de la foule muette :

« Il n’y a plus de tsar. Entre lui et la nation russe, des torrents de sang ont coulé aujourd’hui. Le temps est venu pour les ouvriers russes d’entreprendre sans lui la lutte pour la liberté nationale. Vous avez ma bénédiction pour les combats. Demain, je serai au milieu de vous. Aujourd’hui, je travaille pour la cause. »

Un tonnerre d’applaudissements secoua la salle. Des hommes, des femmes se levaient, jetaient leurs mouchoirs, leurs chapeaux. Le public vociférait en chœur :

— Gapone ! Gapone !

— Ils croient donc en lui ? dit Nicolas. Malgré tout…

L’orateur remuait les bras, comme pour se défendre contre ces acclamations forcenées.

— Pas de manifestations bruyantes quand le sang du peuple arrose les rues de Saint-Pétersbourg, s’écria-t-il encore.

Et, d’un geste large, il désigna un homme, vêtu en ouvrier, qui l’avait accompagné sur la scène. C’était un adolescent imberbe, maigre, nerveux, aux cheveux coupés ras, aux prunelles brillantes.

— Voici un délégué du pope Gapone qui demande la parole, dit l’orateur.

Le délégué s’avança jusqu’au bord de l’estrade. Nicolas poussa un cri étouffé.

— Mais… mais c’est Gapone, dit-il. Il s’est fait raser la barbe, couper les cheveux. Il a troqué sa soutane contre des vêtements d’ouvrier. Mais c’est lui… C’est lui…

— Je crois bien que c’est lui, en effet, dit Kisiakoff. Il craint d’être reconnu par la police, sans doute…

— Vous voyez bien qu’il n’est pas un provocateur !

— Il a peut-être dépassé ses pouvoirs, dit Kisiakoff. À moins qu’il ne redoute un changement d’opinion parmi ses fidèles. Il est pris entre deux feux, quoi ! C’est passionnant !

— Messieurs, dit l’inconnu, l’heure n’est plus à la parole, mais à l’action. Les ouvriers ont montré à la Russie qu’ils savaient mourir. Malheureusement, ils étaient sans armes, et ce n’est pas les mains vides qu’on peut affronter les baïonnettes et les revolvers. À votre tour, maintenant, d’agir et d’aider le peuple. Donnez-lui le moyen de se procurer des armes, il fera le reste.

Nicolas était pâle et serrait les dents.

— Vous m’aviez offert votre revolver, tout à l’heure, dit-il en se penchant vers Kisiakoff. Passez-le-moi.

Kisiakoff se mit à rire si fort que ses voisins se retournèrent.

— Maintenant, je ne vous le propose plus, dit-il. Rentrons. Nous avons vu le plus drôle.

Kisiakoff reconduisit Nicolas à travers les rues noires, gardées par la troupe. On entendait encore des coups de feu, des rumeurs lointaines de bagarres. Devant la maison qu’habitait Nicolas, Kisiakoff s’arrêta et poussa un soupir de soulagement.

— Mon jeune ami, dit-il en tendant la main à Nicolas, j’ai été heureux de vivre avec vous cette journée. Nous nous en souviendrons. Je repartirai demain, si les trains marchent encore. Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Je ne sais pas, dit Nicolas. Je ne sais plus. Le peuple souffre trop. Il faut en finir.

— En finir ? dit Kisiakoff. Personne ne saurait en finir. On peut changer de souffrance. On ne peut supprimer la souffrance.

Il se tut un instant.

— Vous voyez rarement votre sœur et le sieur Prychkine, sans doute ? reprit-il.

— Je ne les vois jamais.

— Pourquoi ?

— Ils sont trop loin de moi.

— Oui, oui, dit Kisiakoff. La distance est grande. Chacun vit à son étage. Chacun mourra dans son coin. Il y a trop d’étages, trop de coins en Russie. Bonne nuit, mon cher.

Kisiakoff échoua, très tard, dans la chambre d’une fille pâle, au nez retroussé, à la bouche paresseuse. Il avait suivi cette prostituée, par goût du contraste, par espoir de sensations neuves. Maintenant, couché à côté d’elle dans les draps rudes, il la regardait dormir, blanche et bouffie, avec ses grosses lèvres sèches, son cou épais marqué de meurtrissures. Elle avait l’air assassinée. Son ronflement ressemblait à un râle. Kisiakoff se leva, enfila ses pantalons, baissa la lampe. Une odeur de chair et de parfum bon marché venait du lit. Sur une table, traînaient une soucoupe pleine de mégots, deux verres, des biscuits jaunes, un mouchoir roulé en boule. Un coin de la carpette était retourné. Kisiakoff colla son front à la fenêtre. Les réverbères ne brûlaient plus. Le jour commençait à poindre. On distinguait, en contrebas, des toitures de neige replète, des murs de craie, des jardinets rachitiques, et la géométrie grise des rues qui se reposaient encore des humains. Des traîneaux passèrent. Un volet claqua. La vie renaissait un peu partout. Comme si le massacre de la veille n’avait été qu’un rêve.

Mais Kisiakoff sentait avec angoisse, avec volupté, que l’univers avait changé, en quelques heures, plus qu’en un siècle peut-être. On eût dit la première fissure dans la glace du fleuve. Et, lentement, les glaçons trouvent leur force, épousent le courant, et la débâcle fait craquer les berges et sauter les ponts comme des fétus de paille.

— Ce n’est que le début, murmura-t-il. Plus tard, plus tard…

Il plissa les yeux, comme pour mieux voir le chaos terrible de l’avenir. Il imagina le peuple déchaîné, dément, insatiable, le pillage des coffres, des magasins, des musées, l’assaut hurlant des escaliers de marbre et des chambres de soie, l’ivresse avec les pieds de boue sur la table, les mitrailleuses sur les toits, les barricades hirsutes, harnachées de cadavres grotesques, les écroulements de visages, de titres et de noms, le grand incendie de toute la terre russe, et il lui semblait que cette révolte future répondait en lui à quelque obscur désir de catastrophe et de renouveau. En lui aussi, parfois, les idées basses montaient en bouillonnant et submergeaient les paysages intérieurs. En lui aussi, parfois, l’esclave se redressait et devenait assoiffé de sang, de mort, de vol, de viol, de violence. Le monde était à son image. La convulsion du peuple était le reflet, démesurément élargi, de sa propre convulsion. Il était le peuple. Il était le monde. Qui pouvait le comprendre ?

Derrière lui, la fille ronflait toujours. Devant lui, la ville sortait de l’ombre, avec ses pierres, ses vitres, ses neiges quotidiennes. Il entendit un chant lugubre et lent qui venait de la terre. Un instant, il se crut le jouet d’une illusion. Mais le chant s’amplifiait de seconde en seconde et débouchait dans la rue, marchait dans la rue à grands pas. La fille se réveilla, bâilla longuement :

— Qu’est-ce que c’est ?

Une masse d’ouvriers avançait sur la neige du petit matin. Des lanternes clignotantes se balançaient au-dessus de leurs crânes. D’étroites caisses, drapées d’étoffes rouges, naviguaient sur les épaules des hommes. Kisiakoff compta quatre, cinq cercueils pour le moins. On enterrait les victimes de la révolution. Le chant devenait énorme, assourdissant :