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— Ferme la fenêtre. Il fait froid.

Plus tard, l’herbe se fanait dans la steppe, le cuisinier préparait des confitures dans des bassines de cuivre, et des salaisons pour l’hiver. Et l’hiver revenait, avec le même vent, la même neige et les mêmes doubles carreaux. Et, quand Tania réfléchissait à l’année écoulée, elle ne pouvait y distinguer aucune joie, aucune tristesse qui lui donnât le sentiment d’avoir vécu. Cependant, elle ne souffrait plus de cette destinée monotone. Elle était comme anesthésiée, hypnotisée, par la famille Danoff. Même, elle finissait par éprouver le besoin d’accomplir, heure par heure, les gestes fixés par le protocole sévère de la maison.

Michel lui savait gré de cette docilité nouvelle. Il l’entourait de soins et de compliments naïfs, et prétendait qu’elle le rendait heureux au-delà de son espérance.

Marie Ossipovna, elle-même, recherchait les conseils de Tania avant de se commander quelque lourde robe noire, arrosée de paillettes de jais. Alexandre Lvovitch apportait à sa bru les plus belles pièces d’étoffe reçues au magasin. Pour le déjeuner du dimanche, on ne manquait pas de préparer en cachette les plats préférés de la jeune femme. On finit même par lui accorder le droit d’aller se promener à pied dans la ville.

Tania était sensible à la gentillesse que lui manifestaient son mari et sa belle-famille. Après quatre ans de mariage, il lui semblait avoir définitivement rompu avec la créature brillante, égoïste et tendre qu’elle avait été. Elle s’étonnait d’avoir vécu jadis hors de la maison des Danoff, hors de la ville d’Armavir, d’avoir aimé quelqu’un avant d’aimer Michel, d’avoir eu des parents, des frères, des sœurs, une enfance libre. Elle ne pleurait même plus en retrouvant ses robes de jeune fille dans le fond d’une armoire, et son journal intime, arrêté quelques jours avant le mariage, lui paraissait, pour peu qu’elle le feuilletât, fade et insignifiant.

Chaque année, pour les fêtes de Pâques, elle se rendait à Ekaterinodar, mais ce voyage ne lui procurait plus qu’une satisfaction médiocre. Habituée au rythme d’une vie triste et sage, elle se sentait étrangère parmi les siens. Par fierté, elle ne voulait pas leur avouer sa déception, et préférait juger de haut leurs plaisirs et leurs tracas journaliers. Sous l’œil sagace de ses parents, elle devenait hostile. Elle surveillait intensément son langage, sa voix. Elle se défendait. Elle défendait les Danoff. En vérité, elle n’était jamais aussi complètement l’épouse de Michel que pendant ces soirées familiales, où le regard de sa mère se posait tendrement sur elle. Une voix, intolérable de douceur, lui demandait soudain :

— Maintenant, raconte…

Alors, Tania, les yeux gonflés de larmes, un sourire automatique aux lèvres, mentait, mentait d’une façon volubile et désordonnée. Et Zénaïde Vassilievna, le front penché sur sa tapisserie, murmurait :

— Je suis bien heureuse de savoir que tu es contente de ton sort.

Ces soirées épuisaient Tania. Elle en arrivait à compter avec impatience les jours qui la séparaient de son départ pour Armavir. Dès son retour chez les Danoff, elle était miraculeusement soulagée. Elle essayait même, pendant quelques semaines, de trouver à son existence provinciale les avantages qu’elle avait commentés en famille. Mais, très vite, elle renonçait à ce jeu, et, fatiguée de lutter, s’abandonnait au cours uniforme du temps.

Au mois de novembre 1900, elle tomba malade. Le médecin prétendit qu’il s’agissait d’une forte grippe et qu’elle guérirait plus rapidement si on l’envoyait à Kislovodsk. Mais Michel s’était rendu à Lodz pour ses affaires, et Tania refusa de quitter la maison en l’absence de son mari. Maria Ossipovna l’embrassa sur les deux joues, lui déclara qu’elle était sa fille, et lui fit cadeau d’une bague robuste, ornée d’un diamant, que les épouses Danoff se transmettaient de génération en génération.

Tania était encore très faible, lorsque Michel annonça son retour par télégramme. Malgré son désir, elle dut se priver de l’accueillir à la descente du train. Installée sur sa chaise longue, au salon, elle regardait la première neige qui tourbillonnait à légers flocons derrière les doubles fenêtres embuées. Le livre qu’elle lisait avait glissé par terre, et elle ne trouvait pas le courage de le ramasser.

Des gamins se jetaient des boules de neige d’un trottoir à l’autre. Dans le verre, placé entre les deux vitres, le niveau de l’esprit-de-sel avait monté. Quand le verre serait plein, on pourrait espérer la fin des mauvais jours. Mais, pour elle, rien ne serait changé. Elle soupira et consulta sa montre. Cinq heures. Le train avait du retard, sans doute. Un homme en manteau de fourrure traversait la chaussée. C’était le fondé de pouvoir des Comptoirs Danoff. Il revenait de la poste. Un Tcherkess débouchait dans la Voronianskaïa sur son petit cheval gris. Il était dressé, raide, sur ses étriers. Sa bourka déployée couvrait la croupe et les flancs de la bête. Comme il longeait un remblai de neige, un garçon loqueteux, au type arménien prononcé, saisit le bas de son paletot et le serra dans son poing, pour ne laisser dépasser qu’un bout d’étoffe triangulaire en forme d’oreille de cochon. L’oreille de cochon était une insulte mortelle pour un musulman. Le Tcherkess hurla, menaça l’enfant de son fouet. L’enfant prit la fuite en trébuchant dans la neige molle. Tania sourit doucement. C’était amusant de regarder par la fenêtre.

À cinq heures et demie, enfin, Tania entendit sonner les grelots de la voiture : Michel. Elle le vit descendre de traîneau, secouer ses pieds sur les marches du perron, dégrafer son col. Puis, il pénétra dans la maison. Il y eut des bruits de voix dans le vestibule. Sans doute, Marie Ossipovna parlait-elle à son fils de la maladie de Tania. Tania enrageait de n’être pas guérie pour l’arrivée de Michel. Il allait s’affoler inutilement, la presser de questions, convoquer le docteur, peut-être. Tania avait une telle horreur des médecins, depuis la mort de Suzanne ! Il fallait à tout prix qu’elle se mît debout pour rassurer Michel. Mais, avant qu’elle eût tenté le moindre mouvement, la porte s’ouvrit et Michel entra dans la pièce. Son visage était marbré par le froid. Il y avait des pointes de givre dans ses moustaches. De toute sa personne, émanait un parfum glacé de neige et de grand air. Déjà, il était près d’elle et lui couvrait les joues de petits baisers délicats. Tania riait faiblement.

— As-tu bien voyagé, Michel ? demanda-t-elle enfin.

— Aucune importance. Maman m’a dit que tu étais malade. Je vais faire venir Dorojkine, et tu guériras en trois jours.

— J’ai déjà vu un docteur.

— Oui, mais pas Dorojkine.

Tania fit une moue boudeuse et secoua la tête :

— Je ne veux plus me laisser tripoter par des médecins. C’est curieux que tu ne sois pas jaloux à la pensée qu’un homme me palpe les côtes, colle son oreille contre mon dos ?

— Un médecin n’est pas un homme.

— Et une malade n’est pas une femme, sans doute ?

— Sans doute.

— Et elle n’a pas le droit d’avoir la moindre pudeur ?

— Pas la moindre.

— Et pas la moindre répulsion ?

— Non.

— Eh bien, c’est donc que je suis guérie, Parce que, moi, j’ai de la pudeur, et moi, Dorojkine me dégoûte. Il a une moustache qui sent la résine !

Elle se mit à rire et s’arrêta, secouée par une quinte de toux.

— Écoute-toi tousser ! s’écria Michel. Et ose répéter que tu es guérie ! De ce pas, je vais quérir Dorojkine !