— C’est une solution de lâche, dit Zagouliaïeff en s’essuyant la bouche avec la manche de son veston. Il est plus facile de mourir que de tuer. Il faut un effort sur soi-même pour tuer. J’aime l’effort. Je tuerai.
— Un ennemi, peut-être, et dans un moment de colère…
— N’importe qui, si on m’affirme que sa présence nous est nuisible. Notre cause est sacrée. Si quelqu’un se met en travers de nos intérêts, je revendique l’honneur de l’abattre. Devant cette nécessité, pâlissent toutes les discussions morales, toutes les remontrances religieuses, toutes les amitiés. Bogoliepoff, Sipiaguine. La liste est ouverte. Je veux y ajouter quelqu’un…
— Qui ?
— Les candidats ne manquent pas, dit Zagouliaïeff.
— Et si on t’arrête ?… Et si on te déporte ?…
— J’attendrai en Sibérie l’heure d’être délivré. Car je serai délivré. Nous serons tous délivrés…
Il leva un regard inspiré vers le plafond.
— Tous, tous, murmura-t-il.
Son visage devint immobile, comme une pierre taillée.
Nicolas ne voulait pas troubler sa méditation. Désespérément, il cherchait un motif pour condamner Zagouliaïeff. Mais Zagouliaïeff avait répondu à tout. « Peut-être a-t-il raison ? Peut-être est-ce très noble de se sacrifier pour la cause, de préférer le triomphe du parti à sa propre tranquillité morale, de consentir à n’être qu’un assassin ? »
Dans le fond de la salle, deux hommes se dressèrent en titubant, et un garçon, en tablier, les poussa vers la porte. Les ivrognes gueulaient des injures, trébuchaient contre les pieds des chaises : « Et pour ceux-là aussi, il faut qu’on se sacrifie ! » pensa Nicolas. Zagouliaïeff sortit de sa rêverie.
— Je suis heureux d’avoir compris, dit-il. Toi aussi, tu comprendras un jour. Notre amie, Dora Rouboff, m’a promis d’intercéder en ma faveur auprès d’un membre de l’organisation de combat. Si je suis reconnu digne…
Il avala une tranche de hareng.
— Si je suis reconnu digne, les citrouilles n’auront qu’à bien se tenir.
Nicolas songeait à cette mystérieuse organisation de combat, dont tout le monde parlait sans trop savoir quelles étaient sa composition et sa règle. La plupart des crimes politiques étaient préparés et commis par elle. Les neuf dixièmes de ceux qui perdaient leur vie pour le triomphe de la cause étaient membres de cette confrérie redoutable.
— Je pense, dit Nicolas, que les membres de l’organisation de combat sont tous des désespérés, des illuminés…
— Quelle idée ! s’écria Zagouliaïeff. Suis-je un désespéré, un illuminé, moi ?
Et il se mit à rire.
Des gens entraient dans le tripot. On entendait battre les portes. Une pile d’assiettes se cassa par terre. Des taloches claquèrent sur la joue d’un gamin. Le gamin se précipita vers l’escalier en hurlant :
— Au secours, bonnes gens !
Zagouliaïeff commanda encore de la vodka. Nicolas ne supportait pas l’alcool. Après quelques verres, il se sentit la tête lourde, le cœur soulevé. Il ne parlait plus. Il surveillait les pulsations accélérées de ses artères. Une vapeur grise noyait les coins de la pièce. Les visages des consommateurs se gonflaient comme des bulles de savon. Cependant, Zagouliaïeff discourait toujours, et ses paroles coulaient dans les oreilles de Nicolas avec un bruit de source. C’était très agréable. Mais, sûrement, Nicolas allait vomir. Il eut la force de hausser le menton et de murmurer :
— Je ne suis pas bien, Zagouliaïeff. Sortons.
— Tu tournes de l’œil, mon ange, dit Zagouliaïeff. Monsieur ne supporte pas les boissons grossières. Sois tranquille, je ne t’abandonnerai pas. Tu n’es pas capable de rentrer chez toi. Mais je vais te conduire chez Dora, où tu pourras te reposer un peu. D’ailleurs, il faut que je lui parle, à Dora.
— Oui, allons chez Dora, dit Nicolas. Cette fumée, cette odeur sont intolérables.
Dora Rouboff habitait à quatre maisons du cabaret. Zagouliaïeff soutint Nicolas dans la rue et dans l’escalier. Nicolas se laissait faire, le regard brouillé, le ventre meurtri, la bouche épaisse. Une porte s’ouvrit. Il vit une pièce sombre, un visage de femme, un lit dérangé. La voix de Zagouliaïeff et la voix de Dora se répondaient dans une région lointaine. Des mains le poussaient sur un matelas. Une compresse humide vint glacer son front. Il ferma les yeux. Il entendit encore des paroles incohérentes :
— Demain, je le verrai. Je lui parlerai de vous. Il a besoin d’hommes de votre trempe, camarade. Ah ! celui-là ! Oui… Oui, je le soignerai… Il loge chez Pilatova ?… Est-ce bien prudent ?… Andersen avait passé là… Bon, puisque vous en êtes sûr… Il repartira demain matin. Soyez tranquille… Voulez-vous vous taire !...
Un rire de femme monta jusqu’au plafond. Puis, la porte se referma, tranchant net un lambeau d’air et de lumière grise. Et ce fut le silence. Nicolas sombra dans les ténèbres. Des vagues le recouvraient de leur eau sale. Et ce balancement continu lui donnait la nausée. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la nuit était venue. Une lampe jaune, entourée de journaux, éclairait la pièce. Il reconnut le « local conspiratif » de la camarade Dora, avec sa table tendue de toile cirée rouge, et encombrée de bobines et de lambeaux d’étoffe. Dora était couturière. De la vaisselle souillée traînait sur une desserte, pêle-mêle avec des livres et des cahiers. Un samovar était posé par terre. La cage des canaris pendait à l’espagnolette de la fenêtre. On respirait une odeur d’huile, de parfum vulgaire et de cigarettes. Une petite horloge paysanne cliquetait au-dessus de la porte. De la cour, venait le ronronnement ennuyé d’un orgue de Barbarie. Dora était dans la cuisine. Elle rentra dans la chambre, bientôt, sans remarquer que Nicolas avait ouvert les yeux. C’était une fille haute et souple, au teint très pâle et aux yeux noirs allongés vers les tempes. Sa bouche était grande, lourde. Ses lèvres luisaient. On la prétendait féroce. Elle avait abattu deux agents à coups de revolver, lors d’une échauffourée aux abords de l’Université. Elle était en rapport avec des terroristes notoires qui recherchaient ses conseils. Nicolas regardait cette belle fille charnue, qui débarrassait la table avec des gestes précis de ménagère, et qu’on disait capable de tuer père et mère pour servir la révolution. Comment était-elle venue à la révolution ? Avait-elle vraiment sacrifié à la cause son désir, sa faiblesse de femme saine et jolie ? Le programme du parti remplaçait-il pour elle tout ce qu’une créature de son sexe et de son âge attend de l’existence ? Quelle force miraculeuse émanait donc de cet idéal, pour que des êtres aussi dissemblables que Zagouliaïeff, Grunbaum, Andersen, Dora et lui se retrouvassent unis dans la même foi ! Comme cette alliance était douce et féconde ! Comme c’était bon de croire !
De nouveau, Nicolas baissa les paupières. Il se rendormit. À travers le sommeil léger, il lui semblait entendre un pas de femme, qui tournait autour de sa couche. Une ombre blanche se penchait sur lui, contemplait son visage, souriait à sa fatigue, le bénissait d’un geste vague et s’éloignait pour revenir aussitôt. On eût dit que tout cela se passait dans un très vieux miroir habillé de poussière. Quand Nicolas se réveilla enfin, il aperçut Dora, inclinée au-dessus de son lit, une tasse de thé à la main.
— Buvez, dit-elle.
Il but le thé brûlant et parfumé, où nageaient des rondelles de pomme.
— Vous allez mieux, dit-elle encore. C’est Zagouliaïeff qui vous a entraîné, j’en suis sûre. Il croit que tout le monde a, comme lui, un gosier imperméable.