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La voix de la jeune fille n’était plus celle que Nicolas avait entendue aux réunions du groupe. Il avait gardé le souvenir d’une voix nette, gutturale, désagréable, et Dora lui parlait à présent sur un ton radouci, presque maternel, qui touchait Nicolas jusqu’aux larmes.

— Vous êtes très bonne pour moi, murmura-t-il. Mais il est tard. Il faut que je m’en aille.

— Dans cet état ? Vous ne tiendrez pas sur vos jambes.

— Vous n’attendez pas de camarades ce soir ?

— Non. La réunion est ajournée.

Elle se leva pour porter la tasse vide à la cuisine, et revint s’asseoir au chevet de Nicolas. Longtemps, elle examina en silence le visage fin du jeune homme. Puis elle soupira, serra les pans de son gros peignoir bleu sur ses genoux, sur sa poitrine.

— Plus tard, je vous donnerai à manger, dit-elle.

Elle paraissait heureuse d’avoir quelqu’un à soigner.

— Je ne vous imaginais guère dans le rôle d’une garde-malade, dit Nicolas.

— Pourquoi ?

— Vous aviez toujours l’air si dure, si cruelle…

— Pour les ennemis !

Elle posa une main tiède sur la main de Nicolas.

— Vous n’êtes pas un ennemi, dit-elle.

Nicolas frémit à cette caresse. Cette main avait tué. Lentement, il se dégagea.

— Je pensais tout à l’heure, dit-il, à l’idée qui nous rassemble. N’est-il pas admirable qu’une même cause enflamme des êtres aussi différents que vous, Zagouliaïeff et moi-même ?

— Il en est ainsi de toutes les religions, dit-elle.

— Pour vous, le socialisme-révolutionnaire est une religion ?

— Oui.

— Et le meurtre politique ferait partie de cette religion ?

— Oui. En tant que sacrifice.

— L’agent abattu au coin d’une rue, le ministre écrabouillé par une bombe, remplaceraient donc l’agneau immolé à quelque dieu antique ? demanda-t-il, en souriant.

— Non, dit-elle, ce n’est pas la victime qui est l’objet de mon sacrifice.

— Et qui donc ?

— Moi-même.

— N’est-ce pas là une dialectique un peu trop subtile ? dit Nicolas.

— Nous ne sommes pas des criminels, dit Dora. Je ne suis pas une criminelle. Quand j’ai tué, je savais que cet acte resterait sur ma conscience et me torturerait jusqu’à mon dernier souffle. Je savais que c’était moi-même que j’immolais en abattant ces hommes dont j’ignorais le nom. Mais je recommencerais s’il le fallait, avec le même dégoût, la même angoisse, le même remords. Je recommencerais pour porter encore un peu de ma souffrance en offrande à l’idéal commun. C’est si bon d’avoir mal pour quelqu’un, pour quelque chose…

Les mains de Dora, longues et nues, étaient croisées sur sa poitrine. Ses lèvres fortes bougeaient voluptueusement, Nicolas ne pouvait s’empêcher de l’admirer et de la comprendre.

— Zagouliaïeff tuerait par haine de l’ennemi, dit-il.

— Et je tuerais par amour de la cause, dit-elle.

— Il ne souffrirait pas de son crime.

— Mon crime n’aurait de sens que si j’en souffrais comme une damnée !

— Je me sens plus près de vous que de lui, dit Nicolas. Et, cependant, tuer un homme, rompre une vie comme on casse du pain, c’est… c’est… Non, je ne pourrais pas…

Il cacha son visage dans ses paumes. Dora posa une main sur sa nuque. Il sentit de tout près l’odeur fraîche de sa peau, de ses cheveux âcres.

— Chacun sa vocation, dit-elle. Toi, tu es tout jeune encore. Un gamin. Alors, il ne faut pas te mêler de la grosse besogne. Laisse-la aux autres…

Une pause suivit, pendant laquelle Nicolas n’entendit plus que le souffle de Dora répondant au sien. Ces respirations conjuguées lui parurent énormes, assourdissantes. Deux bêtes. Il voulut se lever du lit. Mais un vertige subit lui tourna la tête. Il demeura assis au bord du matelas, les jambes pendantes, le front appuyé contre l’épaule de la jeune femme. Il songea qu’il n’avait pas de faux col, que sa chemise était dégrafée, qu’on lui avait retiré ses chaussures. Il avait honte de ce désordre. Mais il ne bougeait pas. La joue de Dora se colla contre sa joue.

— Ne parlons plus de politique, dit Dora. Nous avons bien assez des réunions du parti pour confronter nos idées. Oublions un peu que nous sommes les soldats de la révolution. Soyons nous-mêmes pour un instant. Nicolas et Dora.

Elle répéta d’une voix lente, en insistant sur chaque syllabe :

— Nicolas et Dora… Tu es si joli, si fin… Comme une fille… Il y a longtemps que je t’observe… Et ton cou est si blanc…

De nouveau, elle se tut. Il releva un peu la tête et vit, de tout près, ce visage pâle et dense, aux grosses lèvres de sang. Les lèvres s’ouvrirent sur une rangée de dents brillantes. Nicolas repoussa doucement la jeune femme. Elle s’écarta de lui pour montrer son peignoir déboutonné sur la naissance de la gorge. Elle haletait. Ses yeux étaient dilatés et fixes. Elle murmura :

— Viens.

Mais une détresse affreuse immobilisait Nicolas. Il avait toujours eu peur des femmes, de leur chair, de leur corps étranger, exigeant et mou. Celle-ci l’épouvantait. Avancer la main, la bouche, vers cette inconnue, se coucher dans sa chaleur, poser des caresses sur ces hanches fortes, et travailler ensuite honnêtement, longuement, en bon ouvrier, jusqu’au plaisir, c’était si bête ! Il aurait voulu éprouver le désir que n’importe qui eût éprouvé à sa place. Ou du dégoût, au moins. Mais il ne sentait rien, comme d’habitude. Rien que la crainte d’être ridicule.

— Viens, dit-elle encore.

Était-ce bien la même créature qui l’entretenait naguère de ses souffrances morales, et qui, présentement, ne songeait plus qu’à rouler avec lui dans les draps ? N’avait-elle pas le courage élémentaire de renoncer à son désir pour mieux se consacrer à leur idéal commun ? Ne pouvait-elle s’empêcher de ressembler aux autres ? Quelle laideur les femmes apportaient dans le monde, avec leur sourire et leurs longs cheveux ! Rien de grand, rien de pur n’était possible auprès d’elles. Leurs plus nobles élans s’arrêtaient devant un bois de lit.

Nicolas se mit debout avec un soupir.

— Dora, dit-il. Je vais mieux. Je vous remercie. Je peux rentrer chez moi.

Elle demeura un instant stupide, les mains pendantes, le regard puni. Puis, elle ramena vivement les pans de son peignoir sur sa gorge nue. Ses lèvres se serrèrent. Des larmes brillèrent dans ses yeux. Elle dit d’une voix mate :

— Fort bien… Si vous voulez passer à côté pour brosser vos vêtements et vous rafraîchir le visage… Je vous verrai à la prochaine réunion, n’est-ce pas, camarade Arapoff ?...

— Oui, dit Nicolas. Je viendrai... Je vous remercie...

Il se sentait fautif. Il eût donné n’importe quoi pour la voir sourire. Mais elle évitait son regard. Elle s’assit devant la table tendue de toile cirée rouge et se mit à compulser des papiers, des livres. Un reflet de sang était sur son visage. Ses mains ne tremblaient pas. Quand Nicolas sortit, elle ne tourna même pas la tête.

CHAPITRE XIII

Depuis l’accident du parc Pétrovsky, Nina éprouvait un délire léger qui transfigurait toute son existence. La présence de Michel la troublait au point qu’elle fuyait son approche. Quand il rentrait du bureau et qu’elle entendait battre la grande porte du rez-de-chaussée, elle croyait défaillir de joie. Elle écoutait son pas dans l’escalier, et il lui semblait que c’était dans son corps à elle que Michel gravissait les marches. Puis il apparaissait dans le petit salon. Tania se jetait à son cou et Nina fermait les yeux, serrait les dents, comme pour contenir la secousse qui ébranlait tout son être. Il lui parlait. Mais elle ne comprenait pas ses paroles. Elle répondait au hasard. Tania disait :