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— Voici pour vous, pour vous tous, disait-il. Et voici pour l’orchestre qui joue dans la salle. Et voici pour le maître d’hôtel, pour les garçons…

Les tziganes se retirèrent, et Hélène s’assit à la table des jeunes gens. Volodia s’installa auprès d’elle. Il examinait de tout près le visage aigu et sombre de la chanteuse. Son regard nocturne, sous la frange des médailles dorées, le fascinait. Il émanait d’elle une impression de force et de science. Volodia appuya sa tête contre le cou d’Hélène et murmura :

— Chante. Chante encore. Tu me sauves la vie.

Hélène se mit à chanter d’une voix basse, et Volodia, le front collé à l’épaule de la tzigane, croyait entendre dans son propre corps la vibration sourde de la chanson.

— Toi seule me comprends, dit-il encore. Toi seule peux m’aimer, après tout ce qui s’est passé, malgré tout ce qui s’est passé.

Tania but une dernière gorgée de champagne, et, se penchant vers Michel, lui chuchota à l’oreille :

— Laissons-les. Allons dans la salle.

Ils se levèrent et sortirent de la pièce sur la pointe des pieds. Tania se sentait heureuse et fière, comme si elle avait arraché à la mort un être très cher que tout le monde avait condamné.

— Oui, il n’a plus besoin de nous maintenant, dit Michel.

À cinq heures du matin, Hélène et Volodia quittèrent l’établissement et se rendirent en traîneau jusqu’à « l’auberge de Jean », fameuse pour ses omelettes.

Dans le traîneau qui les emportait à travers la plaine neigeuse, Hélène fredonnait, malgré le froid de l’aube :

 

Tout ce qui fut,

Tout ce qui plut,

Depuis longtemps est passé,

Depuis longtemps s’est écoulé…

Et Volodia criait toujours :

— Chante ! Chante tout ce que tu sais ! Chante tout ce que tu sens !

À huit heures du matin, Volodia ramenait la tzigane dans le petit appartement meublé que Michel avait loué pour lui à Moscou.

La lumière blanche du jour éclairait le salon, avec sa glace vulgaire à cadre doré, ses étagères chargées de figurines de pacotille en porcelaine et en bronze, et ses gros fauteuils de tapisserie jaune citron.

Volodia s’avança précipitamment vers la fenêtre et tira les rideaux lilas frangés d’or, qui grincèrent sur leur tringle. Puis il alluma une petite lampe et revint vers Hélène Gorkaïa, qui se tenait immobile au seuil de la pièce. La course en traîneau avait dégrisé Volodia.

— Je ne veux pas savoir qu’il fait jour dans la rue, dit-il. Je veux que notre nuit n’ait pas de fin. Je veux que le soleil ne se lève plus. Il est encore minuit. Et, là-bas, à Strélnia, on soupe, on boit, on s’amuse. Et tu m’as accompagné ici. Pourquoi ?

— Je me le demande ! dit-elle en souriant un peu.

— Je vais te le dire, s’écria Volodia en lui prenant les mains et en l’entraînant vers le canapé. Tu m’as suivi parce que tu as compris tout ce que tu pouvais pour moi, parce que tu as deviné que c’était toi qu’attendait mon chagrin !

— Moi, ou une autre…

— Non ! Non ! Toi seule ! Ta voix…

— Ma voix seulement ?…

Elle s’assit à côté de lui sur le canapé et posa une main légère sur ses cheveux.

— Il faut oublier, dit-elle.

— Je ne peux pas. Je ne suis heureux que dans la tristesse.

— Quelle folie ! dit Hélène, et elle le regarda pesamment, de tout près, au point qu’il distinguait des paillettes d’or dans ses prunelles noires. L’existence est courte, mon petit. Il faut arracher sa part de bonheur à chaque jour qui tombe.

— Je le pensais jadis, dit-il.

— Eh bien, c’est jadis que tu avais raison ! Les deuils, les misères rehaussent notre plaisir. Ils nous avertissent du prix qu’il faut attacher à toute chair vivante. Ils nous disent : « Hâte-toi !… Cet instant va finir… Cette femme va passer… Et, si tu rêves, tu n’en auras rien retenu… »

Volodia poussa un profond soupir.

— Cet instant va finir, cette femme va passer, dit-il tristement. Toi aussi, tu passeras !

— Oui, oui. Moi aussi, je passerai, comme les autres.

Elle se dressa.

— Regarde-moi, reprit-elle. Je suis jeune. Je suis belle. Et tu me plais. Qu’attends-tu pour me prendre dans tes bras et me couvrir de baisers ?

— Je ne peux pas, gémit Volodia. J’ai honte… à cause d’elle…

— Elle est morte. Elle n’a plus le droit de t’empêcher de vivre. Elle n’a plus que la permission de se taire et de rêver dans un album de photographies.

— Tais-toi !

— Non, je ne me tairai pas, s’écria Hélène. Je piétinerai son souvenir jusqu’à ce qu’il s’efface. Je suis tout ce qui est palpable, tout ce qui est sûr, tout ce qui est vivant. Je suis faite pour les mains et la bouche des hommes. Je me moque des ténèbres. Je triompherai de cette morte, comme le jour de la nuit.

Elle renversa la tête et chantonna du bout des lèvres :

 

Tout ce qui fut,

Tout ce qui plut,

Depuis longtemps est passé,

Depuis longtemps s’est écoulé…

Volodia contemplait avec effroi cette gitane couverte d’oripeaux violents et de médailles. C’était la première fois qu’une femme vivante s’interposait entre lui et l’image de Suzanne. C’était la première fois que la tentation lui venait de dominer son chagrin. Hélène Gorkaïa chantait toujours, et son regard, mince et liquide, ne quittait pas le regard de Volodia. Elle arracha le fichu qui enserrait sa coiffure, et ses cheveux noirs tombèrent en rideau sur ses épaules. Puis elle dégrafa lentement son corsage.

— Que tu es belle ! balbutiait Volodia.

Un sentiment aigu de sacrilège et de terreur le pénétrait. Mais cette impression même était délicieuse.

— Tu es un démon ! dit-il encore.

Elle était nue à présent, et remontait ses cheveux devant la glace. Elle s’arrêta de chanter.

— Un démon ? Parce que je suis impitoyable pour les ombres ? dit-elle.

— Oui.

— Mais l’univers entier est impitoyable pour les ombres. L’herbe pousse sur les morts. Les fleurs se fanent. Et d’autres les remplacent. La nuit meurt et le jour s’installe. Et tout cela est impitoyable. Impitoyable et sûr. Impitoyable et merveilleux.

Il s’approcha d’elle et la saisit dans ses bras, en gémissant :

— J’ai mal.

Elle renversa la tête. Il reçut en pleine face le parfum de sa bouche sucrée de champagne et de fard.

— Embrasse-moi, dit-elle. Longuement. Et puis, allons faire l’amour.

Volodia ferma les yeux, colla ses lèvres sur les grosses lèvres tièdes qui se tendaient vers lui. L’espace de ce baiser, il lui sembla que le monde s’écroulait autour de lui, avec tous ses chers souvenirs, tous ses beaux désespoirs, toutes ses pures promesses.

— Suzanne ! Suzanne ! soupira-t-il en dénouant l’étreinte de la jeune femme.

— Elle ne t’entend plus, dit-elle. Moi seule je t’entends. Moi seule j’existe. Viens.

Farouchement, il la souleva et la porta dans sa chambre.

CHAPITRE III

Chaque matin, Nicolas se rendait à l’étude de l’avocat Braniloff, dont il était, depuis deux ans, l’unique secrétaire. La clientèle de Braniloff étant restreinte, Nicolas s’occupait moins d’examiner les dossiers des procès en cours, que de colliger les notes de son patron sur les progrès de l’apiculture dans les provinces méridionales de l’Empire. Souvent aussi, Braniloff le chargeait de rédiger des articles relatifs aux problèmes agraires. Ces articles, revus et signés par l’avocat, étaient expédiés aux divers journaux spécialisés. Pour prix de sa collaboration, Nicolas recevait des mensualités médiocres, mais Braniloff lui assurait deux repas par jour et le logeait même, la nuit, lorsque le jeune homme était trop fatigué pour regagner sa chambre, à l’autre bout de la ville. Ayant passé tous ses examens, Nicolas aurait pu prétendre à un emploi mieux rémunéré, ou s’installer à son propre compte, mais il ne songeait guère à déserter le cabinet paisible de son patron. En fait, le métier qu’il exerçait ne représentait pour lui qu’un moyen comme un autre de gagner l’argent nécessaire à sa subsistance. Son ambition n’était pas de plaider des causes retentissantes, mais de se préparer à la lutte pour la justice et pour l’égalité.