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Braniloff devinait les dispositions d’esprit de son secrétaire et le traitait volontiers de « socialiste ». Lui-même se disait libéral et récitait par cœur des passages de Saint-Just. Depuis quelque temps, son idée fixe était de réorganiser l’humanité à l’image du monde des abeilles. Il avait même dessiné le tableau d’une administration idéale, où les fonctionnaires étaient figurés par des abeilles et portaient des galons sur leurs corselets.

Nicolas aimait bien ce vieil homme bavard, bienveillant et loufoque. Il s’était habitué à son intérieur poussiéreux et douillet, à ses manies et à son entourage. Quant à la femme de Braniloff, Nadéjda Alexandrovna, plus jeune de quinze ans que son mari, elle nourrissait à l’égard de Nicolas une affection abondante et active. N’ayant pas eu d’enfant, elle reportait toute sa tendresse sur ce jeune homme maigre et tourmenté, dont elle eût souhaité être la confidente. Souvent, tandis qu’il travaillait dans la petite pièce encombrée de dossiers verts, elle entrait sur la pointe des pieds et déposait devant lui une pomme ou une poignée de caramels.

— Ce sont des parents qui nous ont envoyé ça, disait-elle, comme pour s’excuser.

Et elle s’éloignait, rose et potelée, en remuant fortement les hanches.

Parfois, c’était Braniloff lui-même qui pénétrait en boitillant dans le bureau de son secrétaire, et lui offrait un cigare :

— Pour vous remercier de votre article sur la construction des ruches dans la région de Pskov.

Puis il se penchait sur l’épaule de Nicolas et lui donnait quelques conseils pour l’article suivant.

— N’hésitez pas à délayer. Ils couperont à la rédaction. Ils coupent toujours. C’est comme ça…

Et Nicolas, docile, étirait son texte aux dimensions voulues.

Le 7 mars 1901, jour anniversaire de Braniloff, Nicolas résolut de récompenser son patron en traduisant pour lui un article sur le vol nuptial, extrait d’une revue londonienne. Tandis qu’il travaillait à sa traduction, la porte du bureau s’ouvrit d’une volée, et Braniloff parut sur le seuil, les yeux exorbités, la bouche molle et tremblante. Avant que Nicolas eût proféré un mot de bienvenue, Braniloff déclarait d’une voix rauque :

— Ah ! ils ont bien travaillé… Le commissaire… le commissaire de notre district a été assassiné cette nuit… Vlagine… Un ami à moi… Un père de famille… Un homme exemplaire…

Nicolas se dressa d’un bond :

— Vous dites ?

— Le mois dernier, reprit Braniloff, ils descendaient le ministre de l’Instruction publique… Bogoliepoff était une canaille, je sais… Mais tout de même… On ne tue pas… On ne tue pas… Et hier, Vlagine…

— Connaît-on le coupable ? demanda Nicolas.

— Un nommé Andersen, dit Braniloff. Il s’est introduit la nuit chez le commissaire. Il avait d’abord ligoté le concierge. Mais le concierge a crié. Les agents sont venus. Trop tard.

— Et ils ont arrêté Andersen ?

— Oui. On l’interroge en ce moment. C’est notre portier qui m’a raconté l’affaire. Il est parent du portier des Vlagine.

— Oh ! c’est affreux ! dit Nicolas.

Et il se rassit, les jambes vides, le cœur battant, Andersen était un ami de Zagouliaïeff, un familier des réunions clandestines. Nicolas le connaissait bien. Si Andersen parlait, toute l’organisation serait compromise. Pourquoi diable Andersen avait-il tué Vlagine ? Qui avait donné l’ordre ? Tandis que Nicolas réfléchissait aux conséquences probables de cet attentat, Braniloff pérorait en agitant ses longs bras aux manchettes amidonnées :

— Et j’apprends ça le jour de mon anniversaire !… Merci bien… Merci bien aux socialistes… Comment peut-on être socialiste, si le règne du peuple doit s’établir par le revolver et la bombe ?… Quel que soit l’homme qui te barre la route, tu n’as pas le droit de l’abattre… Sa vie ne t’appartient pas… Elle appartient à Dieu…

Il leva un doigt au plafond. Son visage blafard et flasque était agité d’un frémissement pathétique. De la salive perlait aux coins de sa bouche.

— Vous croyez en Dieu, Nicolas Constantinovitch ?

— Oui, je crois en Dieu, dit Nicolas.

— Et vous approuvez les terroristes ?

— Non, je ne les approuve pas.

— Mais vous comptez des amis parmi ces gredins ?

— Je n’ai pas d’amis, dit Nicolas, et il se sentit rougir.

— À la bonne heure ! dit Braniloff.

Il soupira et dit encore, en s’essuyant les paupières avec un mouchoir à carreaux :

— Le jour de mon anniversaire… Merci bien… Merci bien…

Puis il quitta la pièce en traînant les pieds. Bientôt, Nicolas l’entendit crier dans le salon. Sans doute recommençait-il la scène à l’usage de Nadéjda Alexandrovna. Nicolas rangea ses papiers, décrocha son chapeau, son manteau et passa dans le vestibule. Il se heurta à Nadéjda Alexandrovna. Elle avait les larmes aux yeux. Elle haletait :

— Vous savez la nouvelle ?

De son corsage émanait un parfum sucré et puissant. Nicolas se troubla :

— Oui, oui…

— Je vais voir la femme de Vlagine. La malheureuse ! Et les enfants ! Trois pigeonneaux ! Vous paraissez bouleversé, vous aussi ! Quelle âme délicate que la vôtre ! Ah ! misère !

Elle lui sourit et entra dans sa chambre. Nicolas dévala l’escalier quatre à quatre, héla un fiacre et jeta au cocher l’adresse de la typographie où travaillait Zagouliaïeff.

Zagouliaïeff n’était pas à la typographie. Nicolas se fit conduire au traktir voisin, où Zagouliaïeff avait coutume de se restaurer, mais le patron n’avait pas vu Zagouliaïeff de la journée. En désespoir de cause, Nicolas se rendit au domicile même de son camarade. Il découvrit Zagouliaïeff étendu sur son lit, les mains derrière la nuque et une cigarette au bec.

— Je t’attendais, dit Zagouliaïeff en le voyant.

— Tu es au courant ?

— Oui.

— Ils interrogent Andersen. Ils vont le faire parler.

— Andersen n’a pas parlé, dit Zagouliaïeff avec lenteur.

— D’où le sais-tu ?

— Il s’est ouvert les veines avant l’interrogatoire. Très proprement. Avec un morceau de verre.

— Ah ! bien ! dit Nicolas.

Et il se sentit affreusement soulagé. Un long moment, ils gardèrent le silence. Zagouliaïeff s’appliquait à lancer des ronds de fumée vers le plafond. Nicolas mordillait ses ongles. Il demanda enfin :

— Pourquoi a-t-il fait ça ? Qui a ordonné ?

— Personne, dit Zagouliaïeff. C’est une idée à lui. Il détestait Vlagine. Il savait sur lui des tas de choses. Enfin, il l’a tué. Une canaille de moins. Mais une petite canaille. Voilà ce que c’est, lorsqu’on tue sans méthode. Nous ne gagnerons que par la méthode. La révolution, telle que la concevaient les décembristes, était une affaire sentimentale. Donc, elle était vouée à l’échec. La révolution, telle que je la conçois, est une affaire scientifique…