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– Ô cher seigneur! dit Yankel, c'est tout à fait impossible à présent. Dieu le voit! c'est impossible! Nous avons affaire à un si vilain peuple qu'il faudrait lui cracher sur la tête. Voilà Mardochée qui dira la même chose. Mardochée a fait ce que nul homme au monde ne ferait; mais Dieu n'a pas voulu qu'il en fût ainsi. Il y a trois mille hommes de troupes dans la ville, et demain on les mène tous au supplice.

Tarass regarda les juifs entre les deux yeux, mais déjà sans impatience et sans colère.

– Et si ta seigneurie veut une entrevue, il faut y aller demain de bon matin, avant que le soleil ne soit levé. Les sentinelles consentent, et j'ai la promesse d'un Leventar. Seulement je désire qu'ils n'aient pas de bonheur dans l'autre monde. Ah weh mir! quel peuple cupide! même parmi nous il n'y en a pas de pareils; j'ai donné cinquante ducats à chaque sentinelle et au Leventar

– C'est bien. Conduis-moi près de lui, dit Tarass résolument, et toute sa fermeté rentra dans son âme. Il consentit à la proposition que lui fit Yankel, de se déguiser en costume de comte étranger, venu d'Allemagne; le juif, prévoyant, avait déjà préparé les vêtements nécessaires. Il faisait nuit. Le maître de la maison (ce même juif à cheveux roux et couvert de taches de rousseur) apporta un maigre matelas, couvert d'une espèce de natte, et l'étendit sur un des bancs pour Boulba. Yankel se coucha par terre sur un matelas semblable.

Le juif aux cheveux roux but une tasse d'eau-de-vie, puis ôta son demi-caftan, ne conservant que ses souliers et ses bas qui lui donnaient beaucoup de ressemblance avec un poulet, et il s'en fut se coucher à côté de sa juive, dans quelque chose qui ressemblait à une armoire. Deux petits juifs se couchèrent par terre auprès de l'armoire, comme deux chiens domestiques. Mais Tarass ne dormait pas: il demeurait immobile, frappant légèrement la table de ses doigts. Sa pipe à la bouche, il lançait des nuages de fumée qui faisaient éternuer le juif endormi et l'obligeaient à se fourrer le nez sous la couverture. À peine le ciel se fut-il coloré d'un pâle reflet de l'aurore, qu'il poussa Yankel du pied.

– Debout, juif, et donne-moi ton costume de comte.

Il s’habilla en une minute, il se noircit les moustaches et les sourcils, se couvrit la tête d'un petit chapeau brun, et s'arrangea de telle sorte qu'aucun de ses Cosaques les plus proches n'eût pu le reconnaître. À le voir, on ne lui aurait pas donné plus de trente ans. Les couleurs de sa santé brillaient sur ses joues, et ses cicatrices mêmes lui donnaient un certain air d'autorité. Ses vêtements chamarrés d'or lui seyaient à merveille.

Les rues dormaient encore. Pas le moindre marchand ne se montrait dans la ville, une corbeille à la main. Boulba et Yankel atteignirent un édifice qui ressemblait à un héron au repos. C'était un bâtiment bas, large, lourd, noirci par le temps, et à l'un de ses angles s'élançait, comme le cou d'une cigogne, une longue tour étroite, couronnée d'un lambeau de toiture. Cet édifice servait à beaucoup d'emplois divers. Il renfermait des casernes, une prison et même un tribunal criminel. Nos voyageurs entrèrent dans le bâtiment et se trouvèrent au milieu d'une vaste salle ou plutôt d'une cour fermée par en haut. Près de mille hommes y dormaient ensemble. En face d'eux se trouvait une petite porte, devant laquelle deux sentinelles jouaient à un jeu qui consistait à se frapper l'un l'autre sur les mains avec les doigts. Ils firent peu d'attention aux arrivants et ne tournèrent la tête que lorsque Yankel leur eut dit:

– C'est nous, entendez-vous bien, mes seigneurs? c'est nous.

– Allez, dit l'un d'eux, ouvrant la porte d'une main et tendant l'autre à son compagnon, pour recevoir les coups obligés.

Ils entrèrent dans un corridor étroit et sombre, qui les mena dans une autre salle pareille avec de petites fenêtres en haut.

«Qui vive!» crièrent quelques voix, et Tarass vit un certain nombre de soldats armés de pied en cap.

– Il nous est ordonné de ne laisser entrer personne.

– C'est nous! criait Yankel; Dieu le voit, c'est nous, mes seigneurs!

Mais personne ne voulait l'écouter. Par bonheur, en ce moment s'approcha un gros homme, qui paraissait être le chef, car il criait plus tort que les autres.

– Mon seigneur, c'est nous; vous nous connaissez déjà, et le seigneur comte vous témoignera encore sa reconnaissance…

– Laissez-les passer; que mille diables vous serrent la gorge! mais ne laissez plus passer qui que ce soit! Et qu'aucun de vous ne détache son sabre, et ne se couche par terre…

Nos voyageurs n'entendirent pas la suite de cet ordre éloquent.

– C'est nous, c'est moi, c'est nous-mêmes! disait Yankel à chaque rencontre.

– Peut-on maintenant? demanda-t-il à l'une des sentinelles, lorsqu'ils furent enfin parvenus à l'endroit où finissait le corridor.

– On peut: seulement je ne sais pas si on vous laissera entrer dans sa prison même. Yan n'y est plus maintenant; on a mis un autre à sa place, répondit la sentinelle.

– Aïe, aïe, dit le juif à voix basse. Voilà qui est mauvais, mon cher seigneur.

– Marche, dit Tarass avec entêtement.

Le juif obéit.

À la porte pointue du souterrain, se tenait un heiduque orné d'une moustache à triple étage. L'étage supérieur montait aux yeux, le second allait droit en avant, et le troisiè me descendait sur la bouche, ce qui lui donnait une singulière ressemblance avec un matou.

Le juif se courba jusqu'à terre, et s'approcha de lui presque plié en deux.

– Votre seigneurie! mon illustre seigneur!

– Juif, à qui dis-tu cela?

– À vous, mon illustre seigneur.

– Hum!… Je ne suis pourtant qu'un simple heiduque! dit le porteur de moustaches à trois étages, et ses yeux brillèrent de contentement.

– Et moi, Dieu me damne, je croyais que c'était le colonel en personne. Aïe, aïe, aïe… En disant ces mots le juif secoua la tête et écarta les doigts des mains. Aïe, quel aspect imposant! Vrai Dieu, c'est un colonel, tout à fait un colonel. Un seul doigt de plus, et c'est un colonel. Il faudrait mettre mon seigneur à cheval sur un étalon rapide comme une mouche, pour qu'il fît manœuvrer le régiment.

Le heiduque retroussa l'étage inférieur de sa moustache, et ses yeux brillèrent d'une complète satisfaction.

– Mon Dieu, quel peuple martial! continua le juif: oh weh mir, quel peuple superbe! Ces galons, ces plaques dorées, tout cela brille comme un soleil; et les jeunes filles, dès qu'elles voient ces militaires… aïe, aïe!

Le juif secoua de nouveau la tête.

Le heiduque retroussa l'étage supérieur de sa moustache, et fit entendre entre ses dents un son à peu près semblable au hennissement d'un cheval.

– Je prie mon seigneur de nous rendre un petit service, dit le juif. Le prince que voici arrive de l'étranger, et il voudrait voir les Cosaques. De sa vie il n'a encore vu quelle espèce de gens sont les Cosaques.

La présence de comtes et de barons étrangers en Pologne était assez ordinaire; ils étaient souvent attirés par la seule curiosité de voir ce petit coin presque à demi asiatique de l'Europe. Quant à la Moscovie et à l'Ukraine, ils regardaient ces pays comme faisant partie de l'Asie même. C'est pourquoi le heiduque, après avoir fait un salut assez respectueux, jugea convenable d'ajouter quelques mots de son propre chef.