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Ils marchaient, la tête découverte, leurs longues tresses pendantes, tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s'avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillité fière. Leurs vêtements de draps précieux s'étaient usés, et flottaient autour d'eux en lambeaux; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple, le premier de tous marchait Ostap.

Que sentit le vieux Tarass, lorsqu'il vit Ostap? Que se passa-t-il alors dans son cœur?… Il le contemplait au milieu de la foule, sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaques étaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s'arrêta. À lui, le premier, appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix:

– Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n'entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien! Qu'aucun de nous ne prononce une parole.

Cela dit, il s'approcha de l'échafaud.

– Bien, fils, bien! dit Boulba doucement, et il inclina vers la terre sa tête grise.

Le bourreau arracha les vieux lambeaux qui couvraient Ostap; on lui mit les pieds et les mains dans une machine faite exprès pour cet usage, et… Nous ne troublerons pas l'âme du lecteur par le tableau de tortures infernales dont la seule pensée ferait dresser les cheveux sur la tête. C'était le produit de temps grossiers et barbares, alors que l'homme menait encore une vie sanglante, consacrée aux exploits guerriers, et qu'il y avait endurci toute son âme sans nulle idée d'humanité. En vain quelques hommes isolés, faisant exception à leur siècle, se montraient les adversaires de ces horribles coutumes; en vain le roi et plusieurs chevaliers d'intelligence et de cœur représentaient qu'une semblable cruauté dans les châtiments ne servait qu'à enflammer la vengeance de la nation cosaque. La puissance du roi et des sages opinions ne pouvait rien contre le désordre, contre la volonté audacieuse des magnats polonais, qui, par une absence inconcevable de tout esprit de prévoyance, et par une vanité puérile, n'avaient fait de leur diète qu'une satire du gouvernement.

Ostap supportait les tourments et les tortures avec un courage de géant. L'on n'entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche; son visage ne trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, il disait seulement d'un ton approbateur:

– Bien, fils, bien!…

Mais, quand on l'eut approché des dernières tortures et de la mort, sa force d'âme parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui: Dieu! rien que des visages inconnus, étrangers! Si du moins quelqu'un de ses proches eût assisté à sa fin! Il n'aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d'une faible mère, ou les cris insensés d'une épouse, s'arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s'écria dans l'abattement de son âme:

– Père! où es-tu? entends-tu tout cela?

– Oui, j'entends!

Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d'âmes frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval s'élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel devint pâle comme un mort, et lorsque les cavaliers se furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba; mais Boulba n'était plus à son côté. Il avait disparu sans laisser de trace.

CHAPITRE XII

La trace de Boulba se retrouva bientôt. Cent vingt mille hommes de troupes cosaques parurent sur les frontières de l'Ukraine. Ce n'était plus un parti insignifiant, un détachement venu dans l'espoir du butin, ou envoyé à la poursuite des Tatars. Non; la nation entière s'était levée, car sa patience était à bout. Ils s'étaient levés pour venger leurs droits insultés, leurs mœurs ignominieusement tournées en moquerie, la religion de leurs pères et leurs saintes coutumes outragées, les églises livrées à la profanation; pour secouer les vexations des seigneurs étrangers, l'oppression de l'union catholique, la honteuse domination de la juiverie sur une terre chrétienne, en un mot pour se venger de tous les griefs qui nourrissaient et grossissaient depuis longtemps la haine sauvage des Cosaques.

L'hetman Ostranitza, guerrier jeune, mais renommé par son intelligence, était à la tête de l'innombrable armée des Cosaques. Près de lui se tenait Gouma, son vieux compagnon, plein d'expérience. Huit polkovniks conduisaient des polks de douze mille hommes. Deux ïésaoul-généraux et un bountchoug, ou général à queue, venaient à la suite de l'hetman. Le porte-étendard général marchait devant le premier drapeau; bien des enseignes et d'autres drapeaux flottaient au loin; les compagnons des bountchougs portaient des lances ornées de queues de cheval. Il y avait aussi beaucoup d'autres dignitaires d'armée, beaucoup de greffiers de polks suivis par des détachements à pied et à cheval. On comptait presque autant de Cosaques volontaires que de Cosaques de ligne et de front. Ils s'étaient levés de toutes les contrées, de Tchiguirine, de Péreïeslav, de Batourine, de Gloukhoff, des rivages inférieurs du Dniepr, de ses hauteurs et de ses îles. D'innombrables chevaux et des masses de chariots armés serpentaient dans les champs. Mais parmi ces nuées de Cosaques, parmi ces huit polks réguliers, il y avait un polk supérieur à tous les autres; et à la tête de ce polk était Tarass Boulba. Tout lui donnait l'avantage sur le reste des chefs, et son âge avancé, et sa longue expérience, et sa science de faire mouvoir les troupes, et sa haine des ennemis, plus forte que chez tout autre. Même aux Cosaques sa férocité implacable et sa cruauté sanguinaire paraissaient exagérées. Sa tête grise ne condamnait qu'au feu et à la potence, et son avis dans le conseil de guerre ne respirait que ruine et dévastation.

Il n'est pas besoin de décrire tous les combats que livrèrent les Cosaques, ni la marche progressive de la campagne; tout cela est écrit sur les feuillets des annales. On sait quelle est, dans la terre russe, une guerre soulevée pour la religion. Il n'est pas de force plus forte que la religion. Elle est implacable, terrible, comme un roc dressé par les mains de la nature au milieu d'une mer éternellement orageuse et changeante. Du milieu des profondeurs de l'Océan, il lève vers le ciel ses murailles inébranlables, formées d'une seule pierre, entière et compacte. De toutes parts on l'aperçoit, et de toutes parts il regarde fièrement les vagues qui fuient devant lui. Malheur au navire qui vient le choquer! ses fragiles agrès volent en pièces; tout ce qu'il porte se noie ou se brise, et l'air d'alentour retentit des cris plaintifs de ceux qui périssent dans les flots.

Sur les feuillets des annales on lit d'une manière détaillée comment les garnisons polonaises fuyaient des villes reconquises; comment l'on pendait les fermiers juifs sans conscience; comment l'hetman de la couronne, Nicolas Potocki, se trouva faible, avec sa nombreuse armée, devant cette force irrésistible; comment, défait et poursuivi, il noya dans une petite rivière la majeure partie de ses troupes; comment les terribles polks cosaques le cernèrent dans le petit village de Polonnoï, et comment, réduit à l'extrémité, l'hetman polonais promit sous serment, au nom du roi et des magnats de la couronne, une satisfaction entière ainsi que le rétablissement de tous les anciens droits et privilèges. Mais les Cosaques n'étaient pas hommes à se laisser prendre à cette promesse; ils savaient ce que valaient à leur égard les serments polonais. Et Potocki n'eût plus fait le beau sur son argamak de six mille ducats, attirant les regards des illustres dames et l'envie de la noblesse; il n'eût plus fait de bruit aux assemblées, ni donné de fêtes splendides aux sénateurs, s'il n'avait été sauvé par le clergé russe qui se trouvait dans ce village. Lorsque tous les prêtres sortirent, vêtus de leurs brillantes robes dorées, portant les images de la croix, et, à leur tête, l'archevêque lui-même, la crosse en main et la mitre en tête, tous les Cosaques plièrent le genou et ôtèrent leurs bonnets. En ce moment ils n'eussent respecté personne, pas même le roi; mais ils n'osèrent point agir contre leur Église chrétienne, et s'humilièrent devant leur clergé. L'hetman et les polkovniks consentirent d'un commun accord à laisser partir Potocki, après lui avoir fait jurer de laisser désormais en paix toutes les églises chrétiennes, d'oublier les inimitiés passées et de ne faire aucun mal à l'armée cosaque. Un seul polkovnik refusa de consentir à une paix pareille; c'était Tarass Boulba. Il arracha une mèche de ses cheveux, et s'écria