Выбрать главу

Nos voyageurs continuaient leur route sans aventure. Nulle part, autour d'eux, ils ne voyaient un arbre; c'était toujours la même steppe, libre, sauvage, infinie. Seulement, de temps à autre, dans un lointain profond, on distinguait la ligne bleuâtre des forêts qui bordent le Dniepr. Une seule fois, Tarass fit voir à ses fils un petit point noir qui s'agitait au loin:

– Voyez, mes enfants, dit-il, c'est un Tatar qui galope.

En s'approchant, ils virent au-dessus de l'herbe une petite tête garnie de moustaches, qui fixa sur eux ses yeux à la fente mince et allongée, flaira l'air comme un chien courant, et disparut avec la rapidité d'une gazelle, après s'être convaincu que les Cosaques étaient au nombre de treize.

– Eh bien! enfants, voulez-vous essayer d'attraper le Tatar? Mais, non, n'essayez pas, vous ne l'atteindriez jamais; son cheval est encore plus agile que mon Diable.

Cependant Boulba, craignant une embûche, crut-il devoir prendre ses précautions. Il galopa, avec tout son monde, jusqu'aux bords d'une petite rivière nommée la Tatarka, qui se jette dans le Dniepr. Tous entrèrent dans l'eau avec leurs montures, et ils nagèrent longtemps eu suivant le fil de l’eau, pour cacher leurs traces. Puis, après avoir pris pied sur l’autre rive, ils continuèrent leur route. Trois jours après, ils se trouvaient déjà proches de l'endroit qui était le but de leur voyage. Un froid subit rafraîchit l'air; ils reconnurent à cet indice la proximité du Dniepr. Voilà, en effet, qu'il miroite au loin, et se détache en bleu sur l'horizon. Plus la troupe s'approchait, plus le fleuve s'élargissait en roulant ses froides ondes; et bientôt il finit par embrasser la moitié de la terre qui se déroulait devant eux. Ils étaient arrivés à cet endroit de son cours où le Dniepr, longtemps resserré par les bancs de granit, achève de triompher de tous les obstacles, et bruit comme une mer, en couvrant les plaines conquises, où les îles dispersées au milieu de son lit refoulent ses flots encore plus loin sur les campagnes d'alentour. Les Cosaques descendirent de cheval, entrèrent dans un bac, et après une traversée de trois heures, arrivèrent à l'île Hortiza, où se trouvait alors la setch, qui changea si souvent de résidence. Une foule de gens se querellaient sur le bord avec les mariniers. Les Cosaques se remirent en selle; Tarass prit une attitude fière, serra son ceinturon, et fit glisser sa moustache entre ses doigts. Ses jeunes fils s'examinèrent aussi de la tête aux pieds avec une émotion timide, et tous ensemble entrèrent dans le faubourg qui précédait la setch d'une demi-verste. À leur entrée, ils furent assourdis par le fracas de cinquante marteaux qui frappaient l'enclume dans vingt-cinq forges souterraines et couvertes de gazon. De vigoureux corroyeurs, assis sur leurs perrons, pressuraient des peaux de bœufs dans leurs fortes mains. Des marchands colporteurs se tenaient sous leurs tentes avec des tas de briquets, de pierres à feu, et de poudre à canon. Un Arménien étalait de riches pièces d'étoffe; un Tatar pétrissait de la pâte; un juif, la tête baissée, tirait de l'eau-de-vie d'un tonneau. Mais ce qui attira le plus leur attention, ce fut un Zaporogue qui dormait au beau milieu de la route, bras et jambes étendus. Tarass s'arrêta, plein d'admiration:

– Comme ce drôle s'est développé, dit-il en l'examinant. Quel beau corps d'homme!

En effet, le tableau était achevé. Le Zaporogue s'était étendu en travers de la route comme un lion couché. Sa touffe de cheveux, fièrement rejetée en arrière, couvrait deux palmes de terrain à l'entour de sa tête. Ses pantalons de beau drap rouge avaient été salis de goudron, pour montrer le peu de cas qu'il en faisait. Après l'avoir admiré tout à son aise Boulba continua son chemin par une rue étroite, toute remplie de métiers faits en plein vent, et de gens de toutes nations qui peuplaient ce faubourg, semblable à une foire, par lequel était nourrie et vêtue la setch, qui ne savait que boire et tirer le mousquet.

Enfin, ils dépassèrent le faubourg et aperçurent plusieurs huttes éparses, couvertes de gazon ou de feutre, à la mode tatare. Devant quelques-unes, des canons étaient en batterie. On ne voyait aucune clôture, aucune maisonnette avec son perron à colonnes de bois, comme il y en avait dans le faubourg. Un petit parapet en terre et une barrière que personne ne gardait, témoignaient de la prodigieuse insouciance des habitants. Quelques robustes Zaporogues, couchés sur le chemin, leurs pipes à la bouche, les regardèrent passer avec indifférence et sans remuer de place. Tarass et ses fils passèrent au milieu d'eux avec précaution, en leur disant:

– Bonjour, seigneurs!

– Et vous, bonjour, répondaient-ils.

On rencontrait partout des groupes pittoresques. Les visages hâlés de ces hommes montraient qu'ils avaient souvent pris part aux batailles, et éprouvé toutes sortes de vicissitudes. Voilà la setch; voilà le repaire d'où s'élancent tant d'hommes fiers et forts comme des lions; voilà d'où sort la puissance cosaque pour se répandre sur toute l'Ukraine. Les voyageurs traversèrent une place spacieuse où s'assemblait habituellement le conseil. Sur un grand tonneau renversé, était assis un Zaporogue sans chemise; il la tenait à la main, et en raccommodait gravement les trous. Le chemin leur fut de nouveau barré par une troupe entière de musiciens, au milieu desquels un jeune Zaporogue, qui avait planté son bonnet sur l'oreille, dansait avec frénésie, en élevant les mains par-dessus sa tête. Il ne cessait de crier:

– Vite, vite, musiciens, plus vite. Thomas, n'épargne pas ton eau-de-vie aux vrais chrétiens.

Et Thomas, qui avait l’œil poché, distribuait de grandes cruches aux assistants. Autour du jeune danseur, quatre vieux Zaporogues trépignaient sur place, puis tout à coup se jetaient de côté, comme un tourbillon, jusque sur la tête des musiciens, puis, pliant les jambes, se baissaient jusqu'à terre, et, se redressant aussitôt, frappaient la terre de leurs talons d'argent. Le sol retentissait sourdement à l'entour, et l'air était rempli des bruits cadencés du hoppak et du tropak [18]. Parmi tous ces Cosaques, il s'en trouvait un qui criait et qui dansait avec le plus de fougue. Sa touffe de cheveux volait à tous vents, sa large poitrine était découverte, mais il avait passé dans les bras sa pelisse d'hiver, et la sueur ruisselait sur son visage.