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— J’ai tout descendu, marche par marche. Je ne leur en veux pas. J’ai appris ce qui vous était arrivé, mais par la bande, parce que je ne cherchais pas à savoir. Rien que des bruits de coursives… J’ai cru comprendre que vous aviez quitté. Plus ou moins à l’amiable…

— Plus ou moins.

— Pour moi, il y avait trois divisionnaires béton, à la Douze. Trois et pas plus. Vous, Duke et Bingo. Vous êtes sorti, Duke a été jeté en commissariat… (Il a vidé son verre et m’a fixé dans les yeux :) Les bruits de coursives ne sont pas très tendres pour Bingo. On dit qu’il fait du gras. Beaucoup de gras.

— On dit.

Il a terminé son verre et a sorti une enveloppe marron de sa poche intérieure. Il me l’a tendue :

— Ce que vous m’avez demandé. Les portraits sont récents. Vous avez aussi les pedigrees complets et je me suis amusé à jouer les approchants, comme je ne sais pas ce que vous cherchez. Il y a également deux ou trois copies qui peuvent vous amuser. Stewball et Marouane sont tombés il y a quelques mois, dans une affaire assez compliquée de complicité de recel aggravé et de tentative d’extorsion de fonds sous la menace. (Il a haussé les épaules.) Ce sont les guignols de la Douze qui ont officié. Il y avait assez d’éléments contre les deux clowns pour que ça leur coûte de six mois à deux ans, mais ils n’ont pas plongé. Vous savez lire une procédure comme moi — mieux que moi —, vous savez lire entre les lignes… Vous en penserez ce que vous voudrez. Ou rien. Quant à Dany, vous allez rire !

— J’en doute.

— Vous avez tort. Dany le Rouge est au trou. Il a ramassé dix-huit mois sec, en flag’, il y a quinze jours.

— Cher. Motif de la punition ?

— Il s’est fait serrer avec deux autres comiques sur le 78 dans une voiture volée. Nissan 16V, un de ces machins bio… La voiture d’un magistrat du T.G.I. de Rennes, qui était venu tirer une bordée dans la capitale. Dany conduisait. Au cours de l’interpellation, la voiture a morflé sérieusement. (Il a ri avec froideur :) Ce qui explique les dix-huit mois ferme. À en juger par son dossier individuel, ce garçon n’a jamais eu beaucoup de chance… Ses victimes non plus… Vous les voulez pour quoi ?

— Homicide.

— Ils en sont capables. Surtout en réunion. Deux choses avant de fermer : Marwan intéresse la D.S.T… Il semble entretenir des rapports avec des jeunes gens qui rackettent les minorités kurdes installées clandestinement dans notre pays. Rien d’établi formellement, mais son nom revient avec insistance. Par ailleurs, il aurait des intérêts dans un commerce sis dans le quartier Montparnasse, et autres lieux… Il s’agirait d’une chaîne de sex-shops. Il faudrait voir avec des gens de l’ancienne Mondaine…

— Aperçu. (Je n’avais jamais eu d’amis aux Mœurs.) Deuxième chose ?

Il s’est penché sur la table, m’a dévisagé avec gêne :

— Ennuyeuse. Je ne devrais peut-être pas vous le dire, mais j’ai trouvé la trace écrite d’une consultation d’archives concernant vos trois charlots. Il y a trois mois, quelqu’un est venu prendre connaissance personnellement des dossiers. Les trois, le même jour. Stewball, Marwan, Dany… Pour motiver sa demande, il a fait état d’une procédure de flagrant délit.

— Pour homicide volontaire, avec enlèvement, séquestration et tortures.

— Pour homicide volontaire, sans autre précision. Il est passé entre midi et trois, à l’heure de la pause dans son commissariat d’affectation, et a prétexté l’urgence pour faire sortir les dossiers. J’ai retrouvé le môme qui lui a fait la consultation. Il m’a décrit un homme pouvant correspondre à Duke. Un Duke qui se serait trouvé dans un état second, ou très proche du coma éthylique… Voilà, c’est tout. Je ne vous connais pas et nous ne nous sommes pas vus. Pour changer complètement de sujet, toujours selon Radio-Coursives, vous vous seriez déniché une nouvelle femme…

— Première nouvelle.

— … Pas neuve, mais pas d’occasion non plus… J’ai fait un stage de perfectionnement de tir avec elle à Mado. Trop de poitrine, mais imbattable en tir instinctif. Un vrai petit soldat. (Son regard s’est fait rêveur, et le rêve n’a pas duré :) Dommage qu’elle traîne avec autant de cafard autour. Beaucoup de courage, mais beaucoup trop de cafard aussi. Elle s’est ramassé une belle bâche avec un type, il n’y a pas très longtemps. Si vous entendez dire du mal d’elle, n’écoutez pas. Même si c’est vrai. Surtout si c’est vrai. Le golf vous tente ?

— Le golf peut-être, mais pas ceux qui le pratiquent.

— Pas tous ceux.

— Pas tous ceux.

Je suis retourné à la casse des voitures sur le 94. J’ai posé les photos sur le bureau encombré et j’y ai ajouté mon petit dictaphone à côté, bien en évidence. Le patron m’a dévisagé par-dessus ses lunettes demi-lune. Il a observé :

— Vous ne lâchez pas facilement.

— Je ne lâche pas facilement.

Il a examiné les photos sans y toucher, puis il a donné un petit coup de menton en direction du dictaphone. Ses grosses mains reposaient bien à plat sur le bureau. Il a déclaré sans élever le ton :

— Si c’est parce que vous souffrez de troubles de la mémoire, je comprends. Si c’est pour que mes déclarations atterrissent dans un cabinet d’instruction, ou pour aider le cours de la justice, vous pouvez remballer tout de suite…

— Aucune valeur légale. Vous avez le droit d’appeler votre avocat…

— Mes avocats. Laissez-les où ils sont, au prix qu’ils me coûtent. Mettez votre engin en marche, mais n’attendez pas que je répète trois fois la même chose. Ou seulement deux fois. Une seule prise, et encore c’est parce que vous êtes recommandé par des amis.

J’ai pressé simultanément sur les deux touches qui commandent l’enregistrement et la petite cassette s’est mise à tourner. J’ai posé l’appareil au milieu du sous-main. J’ai allumé une cigarette, enregistré le lieu, le jour et l’heure, puis j’ai commencé.

— Question : reconnaissez-vous les trois hommes dont je vous présente les photos ?

— Oui.

— Question : les reconnaissez-vous formellement ?

— Oui.

— Question : pouvez-vous me dire quand et où vous les avez vus pour la première fois ?

— Oui…

— Question : quand ?

Je suis rentré dans les embouteillages en écoutant la Black and Tan Fantasy dans sa version Newport 56. Cat Anderson vocalisait à la trompette avec une raucité stratosphérique à la fois rude et enjouée, la clarinette de Russ Procope se jouait avec un moelleux très tonique et plein d’habileté du gros son des trombones dont les obligatos venus de très loin ressemblaient aux straffs d’une escadrille de bombardiers en piqué. Comme de coutume, Duke Ellington se tenait en embuscade au piano. Pour moi, personne ne vaut son toucher économe, clair, précis et d’une distinction parfaite. Si le monde avait été conçu par Ellington, il se serait agi de quelque chose de remarquablement juste et élégant — d’un monde presque parfait, mais dans lequel je n’aurais pas eu ma place.

J’ai roulé jusque chez moi et j’ai posé la Pontiac en bas, entre un Aérostar qui y séjournait depuis plusieurs semaines et un cabriolet Golf dont la capote s’ornait d’une multitude de cicatrices au couteau ravaudées tant bien que mal, et qui ne se trouvait pas là le matin. Personne ne planquait dans la rue, personne ne m’a interpellé dans le couloir, ni en montant les escaliers.

Je me suis débarrassé de ma veste de treillis, j’ai allumé la chaîne et je me suis fabriqué du vrai café. Installé dans mon fauteuil, j’ai écouté l’enregistrement sur le dictaphone. Aucune valeur de preuve, mais des éléments tout de même. J’ai lu de bout en bout les copies de procédure qui provenaient du S.A.T.I.[5] En rêvassant, j’ai regardé partir deux trains pour le Sud, et d’autres revenir de la banlieue. Quelqu’un m’a appelé, sans laisser de message. Quelqu’un qui n’aimait pas parler dans une machine. Je le comprends sans peine : je déteste parler dans une machine. Je me suis levé remettre Fine and Jellow, version 1957 pour la télévision. Je suis retourné dans mon fauteuil et j’ai somnolé une bonne heure, les deux pieds sur le bureau. Dinah m’a réveillé en appelant. Elle était rentrée chez elle. Elle a regretté :

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