8
J’ai rangé ma bagnole dans une allée cimentée conduisant à un garage privé, ainsi elle n’attire pas l’attention et nous sommes aux premières loges pour surveiller le pavillon de Frederick Clay. Assis sur la banquette arrière, le malade proteste d’un ton brisé :
— Ecoutez, je ne comprends rien à vos manigances. Je suis extrêmement fatigué et j’aimerais aller me coucher.
J’éprouve quelque scrupule à lui infliger cette veille à bord de ma tire, mais elle est indispensable.
— Ce ne sera pas long, Mister Clay.
— Qu’est-ce qui ne sera pas long ?
— Quelqu’un va venir.
— Qui donc ?
— Là est la surprise.
Je dois admettre qu’il a parfaitement joué son rôle au téléphone. Beaucoup mieux que ce que j’espérais, et sais-tu pourquoi ? A cause de son épuisement. Ses « Joan, passez-moi Irving ! » avaient quelque chose de pathétique. Il les répétait comme un leitmotiv, et cette litanie l’accablait. A l’autre bout, la femme vitupérait. Je l’entendais glapir des « Qu’est-ce qui vous prend, Freddy ! Avez-vous perdu l’esprit ? » sur un ton qui dénotait un affolement croissant. Quand enfin, sur un signe de moi, il a raccroché, elle a tout de suite rappelé, mais comme il poursuivait sa requête lamentable, c’est elle qui a fini par interrompre la communication. Ensuite, j’ai prié Frederick Clay de me suivre jusqu’à ma guinde afin d’y attendre la suite des événements. Il m’obéissait mornement. Je sentais confusément qu’il redoutait mes entreprises tout en ayant confiance en moi. Question d’ondes qui s’entrecroisent. La plupart des gens, surtout lorsqu’ils ne sont pas trop mauvais, me trouvent sympa et m’ont à la chouette.
Un quart d’heure encore s’écoule.
— Elle habite loin ? demandé-je.
— Une vingtaine de miles.
Ça vit comment, un homme traqué qui vient de changer d’identité ? Au fait, il doit probablement s’appeler Miguel de La Roca maintenant, Irving ? Fatalement, il a pris et bricolé les fafs du Gitano pour poursuivre sa triste route.
— Vous êtes allé chez elle ? insisté-je.
— Chez Joan ?
— Oui ?
— Non. Vous savez, en dehors de mon travail à la station, je n’ai plus la force de me déplacer, tout me pose problème.
— Elle vit seule ?
— Elle a ramené, m’a-t-elle dit, un domestique français, d’origine espagnole.
— Ce de La Roca qu’une femme vous a demandé au téléphone ?
— Peut-être. Je n’en sais rien.
A cet instant une voiture survient, qui roule avec la lenteur d’un corbillard. Une Porsche blanche décapotable. Il y a une femme blonde au volant. Elle marque un temps d’arrêt devant la bicoque de Frederick Clay, jette un œil à la maisonnette éclairée où la télé continue de fonctionner, puis poursuis sa route.
— C’était Joan, n’est-ce pas ? fais-je à Frederick.
— Oui. Elle est repartie ?
Comme si je savais les intentions de la femme blonde. Et moi, tu sais quoi ?
— Non, réponds-je, elle va revenir.
Avec assurance. A croire que je connais les motivations secrètes de chacun.
Quelques minutes passent, et puis la femme réapparaît, à pince, cette fois. Elle a dû remiser sa Porsche plus loin. Elle s’approche de la maison, essaie de regarder par la fenêtre, mais le rideau que j’ai tiré ne lui permet pas de voir à l’intérieur.
Marrant : dans un second temps, elle va mater par le fenestron du garage si la Ferrari s’y trouve toujours. Une Porsche, une Ferrari, j’ai idée que les chignoles c’est leur hobby, aux Clay.
La présence du prestigieux véhicule semble la rassurer, alors elle retourne à la maison. La porte n’étant pas caroublée, elle entre. Un temps assez copieux s’écoule lentement comme une blennorragie en voie de guérison[2]. Joan ressort (l’instant étant grave, je n’ajoute pas « à boudin », selon ma joyeuse habitude, mais le cœur y est). Elle revient à la rue en courant presque et — ô surprise ! — (comme on dit dans les livres très très cons), au lieu de prendre à droite pour rallier sa voiture, elle tourne à gauche, ce qui ne laisse pas de m’intriguer (comme on dit aussi dans les mêmes ouvrages). Du coup, je sors de ma guinde pour aller voir.
La femme se dirige vers une Nissan verte déguisée en fausse Range Rover. On distingue un homme coiffé d’une gapette à longue visière au volant. Il attend.
Je mets en route et pique droit sur la Nissan verte. Je stoppe au niveau de ladite de manière à l’empêcher de repartir.
— Frederick, fais-je, descendez dire bonjour au monsieur qui se trouve dans cette caisse !
— Mais…
— Grouillez-vous !
Il obtempère. Parallèlement et de manière concomitante, la blonde a voltefacé et nous mate sans piger. Un court instant, elle croit que j’ai ralenti parce que la voie est étroite et qu’elle se tient du côté de la chaussée. Et puis elle avise son « beau-frère » et elle s’écrie :
— Frederick ! Non !
Ma pomme j’ai déboulé et me précipite sur Joan. Elle se parfume à mort, la mère.
Mon premier soin est d’éternuer. Mon second de la bicher par une aile. Qu’à peine, je ressens une brûlure fulgurante au flanc. La charognasse vient de me planter une lame dans la viande. Mais d’où la sort-elle ? L’avait-elle dans une gaine ménagée entre les plis de sa jupe ou se trouvait-elle fixée à son avant-bras ? Ça a crissé sur mes côtes premières. La cuisance me flanque mal au cœur. Dès lors, j’allonge une manchette à la glotte de madame et elle choit sur elle-même pour se coucher sur son ombre gracieuse, à même la chaussée.
— Irving ! s’écrie Frederick Clay en reconnaissant son frelot.
Tout ce que je te rapporte avec ces scrupules d’auteur qui ont assis ma réputation (sur un pouf, mais confortablement néanmoins) s’opère en un laps de temps réduit aux aguets. T’aurais pas le temps de compter jusqu’à quatre.
— Hello, Mister Clay ! lancé-je à Irving, on dirait que ce four crématoire, c’était une couveuse, pour employer un mot qui a fait long feu.
Le mec, sa riposte est celle d’un pro. D’autant qu’il était sur ses gardes, lui aussi. Je vois sortir de la portière dont la vitre est baissée, le mufle impressionnant d’une monstrueuse pétoire comme je n’en ai encore jamais rencontré face à face. Un crépitement imperceptible, que tu croirais qu’on perce des ballons rouges à coups d’épingle. Ploff, ploff, ploff, ploff !
Tout se paralyse en moi, ou pire encore, se stratifie. Je deviens un minéral. Mon souffle se bloque. Une agonie fulgurante m’emporte chez Dache, le perruquier des zouaves, que disait ma mère-grand. Le froid, le noir, le silence se joignent à mon immobilisme intégral.
Pas des sensations. Seulement des projets d’impressions de sensations.
C’est infime, ténu, nul et non avenu. Un affleurement à la surface du réel, et puis je m’enfonce. M’engloutis. Rien.
C’est des hommes vieux. Avec de jolis costumes, des jolies pochettes tombantes, des souliers briqués marbre. Des décorations aussi. Ils se persuadent qu’ils ne sont « pas si âgés que ça ». Mais moi, je sais que c’est râpé pour eux. Ils ont été eus par le temps, ce grand vilain loup. Ils font encore semblant, en s’observant. Chacun se jugeant plus jeune que les autres. Mais ils sont tous irrémédiablement vioques. En train de finir, en train de pourrir quelque part. Passé soixante-cinq, ils l’ont dans le cul. Cette limite franchie, y a que le désespoir qui peut encore te garder jeune. Et puis l’amour, bien sûr, si une frivole veut encore de toi, de ta queue toujours bandante. Mais combien ont encore la rage de se survivre, dis-le-moi, Eloi ? Combien se battent encore contre le courant, et nagent ? La faillite des autres, c’est qu’on ne les jalouse plus. L’homme reste en état d’existence tant qu’il suscite l’envie. Quand cette gueuse a relâché son étreinte, c’est qu’ils peuvent crever, le « service autant pour moi » est avancé !
2
La puissance du style san-antoniais réside dans la hardiesse des métaphores.