Des vieux, j’en frime à perte de vue. Des hordes ! Que disé-je, des exodes ! Le grand départ ! L’embarquement de Dunkerque où, à la place de soldats britiches, on ramasserait des vieillards. Perlouze piquée dans la cravate. La pochette ! Lotion Trouduc after-shave !
— Avancez ! Avancez ! les gandinus de la délabre ! Les vacillants du crépuscule ! Go ! Go ! La vie éteint ses loupiotes, commence à mettre les chaises à la renverse sur les tables ! On ferme !
La foule des cacochymes s’intensifie. Je prends de la hauteur. Vu d’hélico, le spectacle est saisissant ! De plus en plus de vieillards calamistrés, calamiteux, pomponnés, avec des parfums pour cacher les fragrances de la mort intéressée. Je monte plus haut ! Ils arrivent de partout. Rien que des hommes, rien que des vieux beaux. Toute l’Europe recouverte de ces étranges cancrelats. Et les voilà qui marchent sur les eaux, qui volent dans les nues. Ils jaillissent, ils s’imposent.
Je pousse un cri déchirant.
Putain que j’ai mal ! C’est un cahot de la fourgonnette, et aussi ma blessure au côté, et sûrement le jet de gaz pétrifiant. Du mal à respirer ! Des nausées, du feu, la merde ! Bien que je me croie lucide, je continue de voir déferler les vieux. Non, non, effet d’optique. Suggestion. En réalité, c’est la pauvre gueule ravagée de Frederick Clay qui me file ces visions.
Il a eu sa dose, lui aussi. Le frangin ne lui a pas fait de cadeau. Il est toujours dans le schwartz, et sa frime est si alarmante que je me demande s’il en sortira. Maryse ? Je ne la vois pas, mais je la « sens », la respire. Son parfum. Toujours les prouesses de mon pif. Si je peux remuer, je tâcherai de me soulever sur un coude et je suis persuadé que je la verrai sur le plancher de ce véhicule. A ma droite. Seulement il faudrait que je me retourne, et j’ai tellement mal ! Je respire étroit, par minces goulées. La vache, dans quel état suis-je ! Moi qui pétais le feu. En une pincée de secondes, me voilà réduit à une loque ! Grabataire ! Peut-être foutu !
On roule sur une mauvaise route, ça c’est sûr. Depuis combien de temps ? Je ne sais pas où les Clay nous conduisent, mais ce sera pour nous y assassiner. Un mec comme Irving, et sa tigresse, tu parles ! Je revois la petite Maureen étouffée dans son studio.
Il me semble percevoir une conversation. Jusqu’alors je n’étais pas en mesure de réaliser la chose. Le couple parle dans la cabine. Je tends l’oreille et essaie de donner une cohérence aux syllabes que je capte. Tout est si déglingué dans ma tronche ! Je crois que la femme demande s’il est sûr du coin où nous allons. Il rit, répond que nous ne serons pas les premiers. Qu’il y a déjà pas mal de monde dont on n’a plus jamais entendu parler. C’est si retiré, si désolé que même les amoureux n’osent pas aller y forniquer. Parfois, une bande de punks s’y réfugie un jour ou deux pour y partager le butin d’un casse, mais ils restent à la lisière de la mine, n’osent s’enfoncer dans les profondeurs de la galerie. Sans lumière, on chocotte.
Ils se taisent parce que le véhicule cahote trop fort pour permettre de deviser. Et puis ça s’aplanit un chouïa et la converse repart :
— Tu comptes y laisser Frederick aussi ?
— Non. Si sa disparition était connue des gens du Cartel Noir, elle leur semblerait bizarre et ils seraient capables de commander une enquête à leurs « spécialistes ».
— Alors on en fait quoi ?
— Freddy va canner de sa bonne mort. Son sida arrive à expiration (il rit cyniquement). Au retour, tu le transporteras à l’hôpital.
— Mais s’il reprenait connaissance ?
— Il ne reprendra pas connaissance.
Ah ! il a l’esprit de famille, Irving.
— C’est qui, ce couple ?
— Tu as vu comme moi qu’il s’agit d’un flic français.
— Qu’est-ce que la police française a après toi ?
— Je suppose qu’elle est à la recherche de Miguel.
— Et comme tu es devenu Miguel…
— Ben oui.
— Alors, c’est fichu ?
— Pas encore. Mais il faut que nous sachions très exactement ce que ce couple a appris. Si eux seuls sont au courant, il reste de l’espoir.
— Sinon ?
— J’aviserai.
— Tu es un battant, Irving.
— Ça te surprend ?
— Non, chéri. Je t’admire. Tu t’en sortiras toujours.
Charmant dialogue. Je me sens moins mal, plus exactement plus lucide ; mais précisément, ma souffrance croît avec ma lucidité recouvrée.
On danse encore beaucoup. Montagnes russes ! Virages. Nids-de-poules. Et puis la voiture s’arrête enfin. Le coup de frein final m’a fait me retourner. Mes yeux se plantent dans ceux de Maryse. Elle aussi a récupéré. Elle aussi a entendu la converse du couple. Son extrême pâleur provient-elle du gaz inhalé ou de ce que se sont dit les deux malfrats ? Ces gens, c’est l’aristocratie de la saloperie. Le nec plus ultra de la cruauté froide. Rien ne compte pour eux, la vie d’autrui moins que le reste. La porte du fourgon coulisse sur un rail intérieur et une bouffée d’air frais nous arrive. Tu parles d’un élixir, d’une jouvence ! Maryse essaie de m’exprimer ses craintes, elle ne sait pas que je suis au courant de la situation.
Dans l’encadrement, j’avise Irving et sa compagne. Ils se découpent en ombres chinoises sur la nuit.
— Ça paraît désert, non ? demande Joan.
— Ça l’est. Passe-moi la grosse lampe à accus, je vais aller jeter un œil dans la mine. Pendant ce temps, tu sortiras les outils de la soute.
— Ça va être pénible de creuser, grommelle la femme.
— Penses-tu, c’est friable comme tout. Il s’agit seulement d’aller loin et de les recouvrir, c’est pas des sépultures d’Arlington !
Il s’éloigne peu après ; j’entends son pas déclencher des éboulis. Il faut que j’essaie quelque chose maintenant, pendant qu’il s’absente et que la porte du fourgon est ouverte. Seulement, tu penses : ils nous ont entravé les jambes et les poignets avec des poucettes[3] et je suis tellement ensuqué que je ne m’en rendais pas compte. De plus, son gaz devait être également toxique car je me sens si faible que je serais incapable de soulever une cuillère à café.
Des raclements, des heurts métalliques. La brave femme prépare notre inhumation. Pelles, pioches, tout le gentil matériel de camping pour les enterrements express est retiré du compartiment à outils.
Retour d’Irving. Je l’aperçois plein cadre, enfin ! Un rayon de lune me l’offre. T’as déjà regardé des serpents dans les yeux, toi ? Ça !
Autant que j’en puisse juger, il a des pupilles rectangulaires, comme les bêtes sataniques. Un visage géométrique, avec un nez grec, des pommettes un tantisoit proéminentes. Il nous considère, dans notre gracieux pêle-mêle sur le plancher du fourgon. Aucun sentiment ne s’exprime sur cette figure figée. En voilà un qui a dû faire autant de morts dans sa garce de vie que la bataille de Verdun, et en y prenant plaisir. C’est le tueur froid, déterminé, que rien n’a jamais ému et n’émouvra jamais.
Il sort des clés de sa poche et libère Maryse.
— Levez-vous, je vous prie, mademoiselle !
La pauvre môme essaie de se mouvoir, mais le putain d’anesthésique ruine notre volonté de mouvement. Nous continuons à être des loques.