A l’instant où je m’apprête à monter dans ma chignole, je constate que la porte de la masure Clay est ouverte, alors qu’elle était close quelques minutes plus tôt !
Tiens, tiens ! comme disait Napoléon en découvrant un poil de cul qui ne lui appartenait point dans la culotte de Joséphine. Et moi, de m’avancer jusqu’à la maisonnette. Dommage que je ne sois pas armé. Je m’hasarde (altération du verbe musarder) jusqu’à l’ouverture, risque ma tête à l’intérieur et découvre un gazier accroupi devant un meuble qu’il est en train de fouiller. Le zig en question a les sens surdéveloppés car, bien que je n’aie fait aucun bruit, il subodore ma présence. Le voilà soudain qui se jette en arrière, roule sur lui-même tout en dégainant un calibre capable de zinguer un éléphant adulte, et me braque.
— Tu ne vas pas faire ça à un pote, Sauveur ! lâché-je.
Il reste tout glandu, avec sa rapière, sa frime de mercenaire en commando et son œil écarquillé pour me viser. Cette attitude est terrible lorsqu’elle est « en situation », mais elle devient bidasse quand elle s’avère injustifiée[5]. Il a pas l’air malin, mon coéquipier. Tu croirais la vie de Rambo, interprétée par Jean Lefebvre.
— Relève-toi, pense à tes rhumatismes ! conseillé-je.
Il finit par rigoler et se remet debout.
— Comme on va s’assaillir de questions, mec, je te propose de commencer, fais-je. Qu’as-tu fait depuis que tu nous as largués comme des malpropres au Big Pine Lodge Motel ?
Il hausse les épaules et grogne :
— Je vois que tu as suivi mes consignes au sujet de votre rapatriement !
Alors là, il emploie pas le langage adéquat, le taulard reconverti. Me voilà qui fulmine.
— Tes consignes ! T’as bien dit, tes consignes, fleur de mitard ? Non mais ça va pas la tête ? C’est la vie en Q.H.S. qui t’a filé de la moisissure au cervelet ? T’as des consignes à donner à un commissaire spécial, toi ? Hé, oh ! Sauveur, reste avec nous ! T’en va pas de la coiffe, grand ! T’as le bulbe qui se liquéfie ! Tes consignes, tu peux te les bourrer dans le fion ! Le jour où je suivrai les consignes d’un vieux ménesse comme toi, faudra m’attacher un bavoir autour du cou pour me faire manger ma soupe ! T’as de ces expressions, je te jure ! Faut être turc d’origine pour les risquer !
Là, il est emmerdavé, Kajapoul.
— Je voulais pas te désobliger, mec, il murmure. Les consignes en question, elles s’appliquaient à Maryse et comme tu… tu la chaperonnes…
Tu parles d’un chaperon ! Un chaperon rouge, lui. De sang !
Du coup ma rogne détale et c’est à mon tour de me sentir marri. Sauveur me résume ses activités. Après m’avoir quitté, il s’est fait conduire à la maison des Clay, à Gulfport. Une chose le tracassait.
— Quelle chose ?
— Une urne de marbre dans le bureau. Elle trônait sur une console. Une plaque de bronze était scellée au socle, indiquant « Irving Clay 1937–1989 ». Je l’avais entr’aperçue lors de notre descente là-bas. J’avais pigé qu’elle devait contenir les cendres du mort. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net.
— C’est-à-dire ?
— Le Gitano se trimbalait depuis plus de vingt piges une balle dans le corps. Une bastos de 9 qui s’était logée dans sa colonne vertébrale. Les toubibs affirmaient que deux millimètres plus à gauche et Miguel avait droit à la petite voiture pour le restant de ses jours. Un miracle ! Alors ils avaient préféré laisser la praline en place plutôt que d’aller bricoler au bistouri dans un secteur aussi dangereux.
— Compris, mec. Tu t’es dit que si c’était bien Miguel qu’on avait cramé à la place d’Irving, on devrait retrouver trace de cette balle dans les cendres ?
Il sort son mouchoir, le déplie méticuleusement et me montre une espèce d’éclaboussure métallique.
— La voilà, fait-il. Elle a fondu dans le crématorium mais c’est bien la bastos du Gitano. La preuve est faite. Je ne voulais pas avoir d’arrière-pensée. Le téléphone trouvé chez la petite négresse m’a branché sur une station-service dirigée par Clay et ouverte jour et noye. Je suis allé bavarder avec le préposé de noye qui m’a refilé cette adresse et me voilà. Y a personne, tout est éclairé. J’entre et j’explore. Drôle de coin pour se planquer !
— Le Clay qui crèche ici n’est pas le bon, Sauveur.
Alors je lui résume le topo, ces abominables péripéties de la nuit avec la mort de Joan, celle du frère, la jambe cassée de Maryse. Là, je crains que le truand n’explose, qu’il me saute au paletot en me traitant de misérable.
Tout ce qu’il dit c’est :
— Tu vas me donner ta parole de flic que tu me le laisseras quand on aura remis la main dessus ?
— Parole de flic !
— Elle a été courageuse, la Maryse ?
— Impec : bonne race !
Il sourit.
— C’est ma fille !
— Avec une fille comme ça, t’as pas besoin de fils !
Tout ce rodéo vécu, et il est à peine quatre heures du matin ! Ça s’est déroulé en accéléré, avec une sorte d’étrange frénésie du sort. Y a des moments où la vie s’emballe : elle échappe à son ronronnement quotidien pour piquer un sprint. Et quand, de nouveau, elle marque le pas, tu as l’impression d’être devenu différent. Pas vraiment quelqu’un d’autre, mais un être modifié de l’intérieur.
— Tu sais où on va ? demande Sauveur quand je mets le contact.
— Un peu. J’ai demandé au frangin l’adresse de Joan avant qu’il ne lui téléphone selon mes indications.
— Et c’est où ?
— Une propriété sur la colline de Blue Mountain : « Espirito Santo » ! Tu parles d’un saint esprit !
— Tu espères qu’il est retourné chez lui ?
— Oui. Il le lui fallait absolument. Avant de prendre la tangente, il doit se munir de fric et de faux papiers. Tu penses qu’un gars aux abois comme lui avait dû tout préparer dans la perspective d’un coup dur. Là, il est persuadé de disposer de plusieurs heures de tranquillité pour agir, car il nous a abandonnés à l’entrée d’une mine désaffectée, à cinquante ou soixante miles de Fresno. Ta fille avait la jambe cassée et nous étions sans véhicule. Dans son esprit, il bénéficie d’une marge importante. Te casse pas le chou, Sauveur, nous le retrouverons. Ce mec, désormais, a un handicap terrible : la mort de sa femelle. C’était elle qui le soutenait. Je l’ai vu agenouillé devant son cadavre : il était fou de chagrin.
— Pas assez ! grince Sauveur. Pas assez !
L’Espirito Santo, faut aimer.
C’est le style bunker blanc, si tu vois. Des formes géométriques sur une pelouse qui, il n’y a pas si naguère, devait ressembler à un terrain vague. Quelques arbrisseaux dont le climat d’ici activera la croissance mais qui, pour l’instant, ressemblent à des rayons de vélo. Un grand garage près de la grille cernant le tout. On comprend que la construction est récente et les plâtres pas complètement secs. Je gage que Clay a acheté le terrain et fait bâtir la maison au nom de sa compagne. Maintenant qu’elle est zinguée, la Joan, il est dans l’obligation de vider les lieux, n’importe l’identité dont il s’affuble. Ça et la chasse à mort qu’a déclenchée le fameux Cartel Noir, ça lui fait deux bonnes raisons de boire Contrex et d’aller se cacher au fin fond des enfers.
Le portail est grand ouvert, le garage de même. J’aperçois dans celui-ci la fourgonnette ayant servi à nous transporter jusqu’à la mine. Par contre, il manque la Porsche. Il doit être pressé d’absorber de la distance, le salaud ! Il n’a pas fait long pour rentrer at home, se préparer une valdingue de fringues et d’artiche et tailler la route. Feu aux noix ! Quelque part, ça crame dans le destin de monsieur. Il vit ses heures noires. N’a même pas le petit contentement de m’avoir mis en pièces avant de filer. J’explique à Sauveur qu’il est parti au volant d’une Porsche.
5
Je devrais écrire « quand il est avéré qu’elle est injustifiée », mais je te pisse à la raie.