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Cette brochette est impressionnante. Des mannequins de cire ! Seuls leurs yeux restent mobiles. De droite à gauche, il y a un gars trapu, à la poitrine épaisse, dont le menton s’adonne de deux bourrelets ; un grand blond aux traits géométriques ; un Arabe très pâle, dodu, au front dégarni ; un zig à frite de condor, plutôt négligé, affublé d’un blouson râpé, de baskets cradingues et qui s’est tellement tartiné la chevelure de gomina que des boulettes grosses comme des griottes restent agrippées à ses tifs.

Drôle de quatuor. Quand nous sommes assis, je constate alors que la portière s’est refermée et que Tarte-aux-fraises et Goret-rose n’ont pas pris place dans la tire. Ils sont restés à quai et regardent s’éloigner le navire. Goret-rose s’évente avec son beau bitos d’opéra comique. Très très comique.

Comme les quatre vilains continuent de se taire, à l’instar de leurs collègues fédés, Sauveur murmure de sa pauvre bouche tuméfiée :

— On fe croirait au mufée Grévin.

D’accord, mais ce groupe inquiétant représenterait qui ou quoi ? La police ou le crime ? Le vice ou la vertu ? Moi, ça ne me dit rien du tout, ce foutu micmac. Je sens venir une béchamel vachetement onctueuse. Que les condés nous aient sautés, ça me paraissait logique. Mais qu’une fois à la maison de police, ils nous fassent renfouiller notre barda et sortent pour nous confier à des zozos de ce calibre, là, y a comme un défaut. Ça coince ! L’ourlet se défait. Car ces quatre messieurs, dans cette immense carriole pilotée par un gros Noir en uniforme, ça ne ressemble plus du tout à une opé poulardière.

Voilà que nous quittons la ville pour attraper la route de Frisco. J’ai de plus en plus faim et soif. Je me sens épuisé au point que, malgré la gravité de la situation, je finis par dodeliner et m’endormir en pointillé. Faut dire que ce monceau de ferraille sans aucune tenue de route se fait berceur. Il accomplit un imperceptible mouvement de roulis propice à la dorme. Je finis par en concasser contre l’épaule de Kajapoul. Allégorie : le crime servant d’oreiller à la police !

Dans une demi-conscience (proche de la demi-inconscience), je me dis que la situation n’est pas grave, qu’elle est seulement désespérée. Pour revenir de cette croisière, y a pas de réservation possible.

Il a été perfide, le Sauveur de m’entraîner dans cette gadoue. Tu trouves qu’il mérite son prénom, toi ?

On ne va pas jusqu’à San Francisco car, lorsque je m’éveille, il fait nuit. La lune, lanterne chinoise (toujours quand elle est pleine comme une vache), les étoiles, larmes d’argent (merci), la mer et ses blancs moutons (remettez-nous une tournée, la patronne). On se dirige droit vers cette dernière et nous atteignons un port qui doit être très plaisant de jour. Là, les quatre mousquetaires descendent et nous intiment d’en faire autant ; ce dont. L’énorme calèche et son caléchier (qu’allait chier) disparaissent. A quai, parmi une flottille d’aimables barlus, on distingue une vedette d’au moins dix mètres, agiornalement éclairée, ayant deux matafs à son bord, portant des maillots blancs sur lesquels est écrit Silver Shark en caractères bleus.

— Go ! fait le blond.

Crois-moi ou va te faire caréner la zifolette chercheuse pour lui assurer une meilleure pénétration, mais c’est le premier mot dont on veut bien nous gratifier : deux lettres !

Sauveur murmure :

— Ils comptent nous faire le coup du rouleau de grillage, en pleine mer. On va pas se laisser piquer comme des bleusailles, non ? Puisque les flics m’ont rendu mon moukala, je pourrais essayer de cartonner ces gentlemen.

— Tu charries ! C’est des pros hors concours, t’auras pas le temps de dégainer que tu te retrouveras au sol avec trois livres d’acier calibré dans le burlingue.

— Mourir de ça ou noyé…

— Attends, je crois pas qu’ils aient décidé de nous balancer à la sauce, du moins pas tout de suite. Si tu veux mon point de vue, ces mecs appartiennent à l’organisation qui traquait Irving et ils entendent savoir comment et pourquoi nous interférons dans cette louche aventure.

Deux bourrades féroces nous propulsent à bord de la vedette, mettant fin à nos considérations plus ou moins oiseuses. Je me tords un pied en chutant dans l’embarcation et je devine que ça se met à enfler illico presto. La pétoche tout azimut, quoi !

On est beaux, Sauveur et moi, lui avec sa bouche en chou-fleur, moi avec mon entorse, entre les mains de ces quatre personnages que l’on sent redoutables au-delà de tout !

La vedette quitte le quai, sort du port et pique sur la haute mer. Très vite, je pige où nous allons. A quelques encablures, comme l’on dit dans les romans de Stevenson, on aperçoit un grand bateau illuminé. Des guirlandes d’ampoules le ceinturent. On entend de la musique répercutée par les eaux. Y a fête à bord.

Effectivement, notre embarcation met le cap sur ce navire. L’un des deux matafs a dégainé un talkie-walkie et dit des choses que je ne perçois pas à cause du vacarme des moteurs. La distance entre la vedette et le yacht diminue rapidement. Bientôt, je suis en mesure de lire le nom de ce dernier sur sa coque : Silver Shark. Donc, la vedette appartient au bord du gros barlu.

Au fur et à mesure que nous approchons, je distingue des passagers en tenue de soirée, sur le pont où a lieu la fête. Tiens-toi bon au bastingage, c’est pas de la musique en conserve qui anime la sauterie, mais un vrai orchestre. M’est avis que le propriétaire de ce barlu doit affurer un max pour s’offrir de tels caprices.

On accoste le flanc du yacht dans lequel est ménagé, un peu au-dessus de la ligne de flottaison, une ouverture commandée par une large porte coulissante. Un pan incliné a été sorti, muni d’une double rambarde. A l’intérieur, deux grosses ampoules, à la lumière laiteuse, éclairent le pont réservé à l’embarquement des denrées et ustensiles. Quelques ombres de matafs s’y agitent.

— Débarquez ! nous dit l’Arabe.

On obéit. Les quatre vilains nous suivent. Une fois à bord, nos escorteurs se désintéressent de nous et nous sommes pris en charge par les marins du Silver Shark, de charmants bambins à bouilles de chourineurs. Cheminement dans des coursives. L’un des matafs (tatoués) qui nous précèdent s’arrête devant une porte de fer dont la fermeture est commandée par un volant. Il actionne celui-ci et déponne sur un local sombre qui pue l’huile chaude. On nous y pousse sans brutalité, et la lourde se referme. L’obscurité est totale. Je peux t’affirmer que c’est angoissant sur les bords.

— Comme des rats, bordel ! gronde Sauveur. J’aurais pas dû t’écouter, et lancer une offensive avant d’embarquer.

J’avance, les bras en avant. Dans ces cas-là, tes mains deviennent tes yeux. Je palpe une cloison de tôle, des têtes rondes de rivets. Je la suis. Quatre petits pas, elle tourne à angle droit. Quatre autres pas, nouveau virage. Bref : une boîte ! Une boîte de métal, le plancher est aussi en tôle, gaufrée celle-là. Pas un siège, pas un objet, rien ! Des surfaces lisses où les rivets forment une théorie de bubons. Il fait une chaleur tropicale, et l’air est raréfié. Je m’assois, le dos à une cloison… Vaincu.

Oui, t’as bien lu, Lulu : vaincu. Vain cul que je suis !

— Tu crois pas que nous aurions dû rester devant notre Dubonnet, le Turc ?

— Faut penser à autre chose, il conseille en technicien de la claustration.

La verrouillanche, il connaît, Sauveur.

— T’as raison, admets-je. As-tu remarqué le tatouage du marin qui a ouvert la porte ? Depuis l’épaule jusqu’au coude. Ça représente une sirène. Quand il fait gonfler son biceps, on doit avoir l’impression que la sirène est en cloque, non ?