Выбрать главу

J’ai le revolver dans ma main droite, dans la poche du coupe-vent. Il ne me quitte jamais, depuis que je suis dans le camp. Je le garde sous mon oreiller, et je dors en le tenant prêt. Je ne l’ai montré à personne. Si Rada ou un des garçons le voyait, c’est sûr qu’ils le prendraient pour aller le vendre. C’est quand même mieux que leurs couteaux à cran d’arrêt ou leurs cutters. Et puis il ne faut pas que je perde le revolver d’officier du group captain. Je dois absolument le rapporter à Arromanches, le remettre dans son tiroir sous le linge, peut-être que la vieille ne se sera même pas aperçue de sa disparition. Sinon, j’inventerai quelque chose : « Le revolver ? Ah oui, désolée, je l’ai emprunté pour faire des photos, c’est pour une telenovela, ils voulaient un vrai, pas un jouet en plastique. » Madame Crosley comprendra, elle aime tellement les novelas. Rosa salvaje. Elle les enregistre avec son VCR. Dernier amour, Black magnolia, Emmas Glück. C’était comme ça aussi à Bicêtre, Chenaz Badou et Bibi perdaient leurs heures à regarder la télé.

Au camp, il n’y a pas de télé, ni de lecteur de DVD. Le chef du camp a un ordinateur, mais il ne s’en sert que pour regarder le résultat des courses de chevaux, ou les matches de rugby. Il n’aime pas le foot, il dit que c’est chiqué, qu’ils roulent par terre comme des filles quand ils reçoivent des coups de pied. Au camp, il n’y a pas de distractions. Le soir, tout est éteint à neuf heures. Je reste dans mon lit, la main sur le revolver. J’écoute la respiration de Rada. Je sais qu’elle a envie de moi, mais elle n’a rien osé pour l’instant. Elle fait bien. Je crois qu’il y a longtemps que je n’ai pas vraiment dormi toute une nuit.

Quand j’arrive dans la rue, je vais doucement. Je marche du côté de l’ombre, le long des haies. C’est une rue comme toutes les rues de ce quartier, avec un nom comme tous les autres noms, un nom de plante, ou de fleur. Rue des Rosiers, avenue du Sycomore, du Tamaris, rue des Trembles, rue des Saules-Pleureurs. Au début, je me perdais. J’errais, je ne retrouvais plus mon chemin dans le labyrinthe. Maintenant, après des semaines, je connais tous les recoins, tous les détours. Il faut monter une butte, tourner, passer devant les petits immeubles, longer un lotissement, et c’est là, en face, au carrefour de trois rues en pente, allée des Capucines, une maison jaune avec des volets en plastique verts, une haie, un portail blanc. Il y a un passage à l’ombre, un trou dans la haie, peut-être que c’est le chemin des chats errants. C’est par là que j’entre. Je m’assois au milieu des arbustes, avec mon coupe-vent vert je suis plutôt invisible. J’attends, il y a des moucherons, des moustiques, des fourmis qui marchent en colonne le long du muret. Il y a de petits oiseaux, ils pépient quand je m’installe dans la haie, puis ils se taisent, ou bien ils vont ailleurs. Par chance, il n’y a pas de chien, ni ici, ni dans les maisons voisines. Même Zaza, la petite bâtarde de Chenaz, m’aurait sentie et aurait aboyé. Dans ma haie, je suis tranquille, je peux espionner la maison.

Je ne vois rien de bien intéressant. Le matin, de bonne heure, il y a cet homme qui sort la poubelle, puis il reste debout dans le jardin à regarder dans le vide. Il est un peu gros, habillé en survêtement gris, ses cheveux sont gris aussi. Il fume sa cigarette debout au soleil, comme si c’était la chose la plus importante de sa matinée. Ensuite il rentre dans la maison, et je ne le vois plus. J’imagine qu’il regarde la télé, ou bien qu’il bricole dans sa cuisine. Elle ne sort pas avant midi. Elle prend sa voiture, une Renault 5 bleue fatiguée, elle passe devant la haie, elle regarde vaguement, puis elle s’en va, vers Courcouronnes, ou peut-être vers Évry, là où il y a un centre commercial. Peut-être que sur sa route, sur la bretelle de l’autoroute, elle rencontre les gamins du camp, les filles avec leur bouteille d’eau et leur chiffon sale. Peut-être qu’elle leur donne une pièce, pour qu’elles ne salissent pas son pare-brise avec leur chiffon. Ou bien elle les regarde durement, les lèvres serrées, et elle remonte sa glace et bloque les portières. En tout cas, elle ne pense jamais que je pourrais être là, avec ces filles, moi aussi, avec ma bouteille et mon chiffon. Quand on abandonne son enfant, est-ce qu’on pense à ce qu’elle deviendra plus tard ?

L’après-midi, elle est de retour dans le jardin. Comme il fait encore beau et chaud, elle tire une chaise longue dans l’herbe, et elle lit un bouquin, ou bien elle somnole au soleil. J’essaie d’imaginer ce qu’elle lit, à quoi elle pense. Parfois, il me semble que j’entends des mots. Sa voix. Des mots qui tournent dans ma tête, jusqu’au sifflement, jusqu’au vertige. « Vérité », « dérange », « violence », ou bien même des mots plus ordinaires, insensés, inutiles, « aujourd’hui », « saupoudre », ou même des prénoms que je ne connais pas, les noms de ses enfants peut-être, le nom de son nouveau mari, de sa fille, « Hélène », « Marcel », « Mélanie », « Maurice », « Mauricette »… Alors je me bouche les oreilles, j’appuie mes mains le plus fort que je peux sur mes oreilles, j’ai mal au fond des oreilles, j’appuie à faire éclater mes tympans. Il me semble que j’ai entendu ces noms depuis toujours, depuis mon enfance, qu’ils étaient là tout le temps, à Takoradi, au lycée, au Kremlin-Bicêtre, à Malraux. Il me semble qu’ils ont miné ma vie, qu’ils m’ont vidée lentement, sucée de toute mon énergie, de toute ma personne, qu’ils m’ont divisée en deux, en trois, en dix.

Je tiens la crosse du revolver dans ma main droite, dans la poche de mon coupe-vent, je caresse doucement le métal rayé, le cran de sûreté, j’arme le chien, je le désarme. C’est Hakim King qui m’a montré comment on fait avec un revolver. Il m’a emmenée un jour au stand de tir, du côté de La Garenne. J’ai tiré sur la cible, et quand le bout de carton est revenu vers moi, j’ai vu que j’avais mis toutes les balles au centre, il y en avait même deux qui avaient frappé le même trou. D’ici, quand je veux, je ne peux pas manquer ma cible. Une balle, une seule balle, et tout s’effacera. Il y aura un bruit double, la déflagration de la poudre et presque au même moment, mais je pourrai l’entendre distinctement, l’impact de la balle qui entre dans le corps. Pas un cri, surtout, pas une plainte. Pas même un « oh ! ». Juste le bruit sourd et fort de la balle qui entre dans le poumon gauche et perfore l’aorte.

Je connais chaque détail de cette maison, du jardin, des allées de gravillons, les arceaux des plates-bandes et les touffes de fleurs, les buissons épineux, les arbres, un saule pleureur infesté d’insectes et un bouleau aux feuilles d’argent. C’est comme si j’avais vécu là il y a très longtemps, au temps de la maison de Takoradi, comme si j’avais été enfant, au milieu des autres enfants. Mais eux ne me voyaient pas. J’étais invisible pour eux, comme je l’étais aussi pour Chenaz Badou. Je ne sais pas pourquoi je suis venue, je ne sais pas ce que j’attends. Depuis que je suis au camp de Courcouronnes, je viens ici, dans ce trou de la haie. « Où tu vas, travailler ? » Rada me regarde avec suspicion. Les gamins du camp me suivent un moment dans la rue, j’ai pensé que c’était Rada qui leur avait dit de me surveiller, mais je tourne d’une rue à l’autre, jusqu’à ce qu’ils se lassent et partent en courant, et leurs cris aigus résonnent dans le quartier vide. Une fois je les ai emmenés jusqu’au centre commercial. Le gérant du magasin de bricolage n’a pas eu le temps de s’apercevoir de leur entrée qu’ils étaient déjà à courir à travers les rayons en poussant des cris d’Indiens. Il a voulu me dire quelque chose, et je lui ai parlé fort, comme je ne l’avais jamais fait pour personne, je parlais en serrant les dents, et je ne sais pas s’il a compris que je portais une arme, il a battu en retraite, je disais : quoi ? quoi ? qu’est-ce qu’ils ont fait, est-ce qu’ils vous ont volé quelque chose ? Dites-le, est-ce que vous les avez vus voler quelque chose ? Les gamins couraient à l’étage, ils jetaient leurs cris aigus, ils circulaient entre les rayons, et les rares clients restaient figés sur place, et quand je suis sortie du magasin, les enfants sont ressortis derrière moi et ils ont disparu dans les rues, entre les voitures, vers l’îlot au milieu des voies de l’autoroute. C’est comme ça que j’ai compris que j’étais responsable d’eux, qu’ils étaient ma famille en quelque sorte, obligatoirement puisque je n’avais aucune autre famille. Qu’ils étaient, eux aussi, sans nom et sans domicile, nés n’importe où, sans passé et sans avenir.