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Quand j’ai commencé l’école, j’ai cessé d’aller avec ma mère au rivage, et ça m’a rendue très triste. Au début, j’ai dit à ma mère que je ne voulais pas de l’école, je voulais devenir une femme de la mer comme elle, mais elle m’a dit que je devais étudier et devenir quelqu’un, pas une pêcheuse de coquillages, parce que c’était un métier trop dur. Mais en été, pendant les vacances scolaires, elle m’emmène avec elle. Je mets plusieurs T-shirts l’un par-dessus l’autre, et je garde mon vieux jean troué, et j’enfile des chaussures en plastique, je mets un masque et je nage avec elle, vers le large, pour regarder le fond de l’eau. Au début, je tenais la main de maman, j’avais un peu peur. Je regardais les bancs de poissons, les algues, les étoiles de mer et les oursins dont les aiguilles noires bougent comme s’ils dansaient. Sous l’eau, j’entends des bruits étranges, des bulles, des crissements dans le sable. Quelquefois un grondement lointain quand un des ferries traverse le détroit. Maman m’a montré les cachettes des ormeaux sous les algues, comment on les décolle avec un couteau. J’ai un sac comme elle, en filet, et j’y mets ma récolte. Je n’ai pas de combinaison de caoutchouc, j’ai froid assez vite, alors maman regarde mes mains, et quand elle voit que la peau devient blanche elle me ramène jusqu’à la côte. Je m’enveloppe dans une serviette et je regarde ma mère qui retourne au large.

Quand je suis à l’école, je ne sais plus où ma mère va plonger. Dès que je suis sortie de classe, je cours vers le rivage, je marche sur la route côtière, et j’essaie d’apercevoir ma mère parmi les femmes de la mer. J’écoute les cris et quand j’entends son houhou-rrraourrra ! je sais qu’elle est là. Mais il arrive que je ne la retrouve pas. Je reste à regarder la mer, le cœur serré, j’observe les vagues. Les cormorans sont perchés sur le récif leurs ailes entrouvertes pour se sécher au vent, on dirait de vieux pêcheurs grognons. Quand je reviens à la maison, ma mère est déjà là, elle n’est pas allée à la pêche parce que la mer était mauvaise, ou parce qu’elle se sentait fatiguée, et je suis tellement soulagée de la voir que ça me donne envie de rire. Mais évidemment je ne lui dis rien, parce que c’est pour moi qu’elle mène cette vie difficile, pour payer mon école et ma nourriture.

Quelquefois, maman me parle de son dauphin. Elle l’a rencontré au début, quand elle a commencé la pêche, et de temps en temps il vient lui rendre visite près du rivage. Elle en parle avec enthousiasme, elle rit d’un rire enfantin. Maman a de jolies dents très blanches, quand elle rit, ça lui donne un air très jeune. Moi j’ai des dents trop grandes et de travers comme des dominos prêts à tomber ! Maman est très belle. Pour plonger, elle a coupé ses cheveux court, ça lui fait un casque de cheveux noirs un peu hérissés à cause de la mer. J’adore lui laver les cheveux. Moi j’ai des cheveux longs et frisés, ça doit être à cause de mon père, s’il est africain, comme dit Jo, ou bien à cause de mon grand-père chinois. Il semble que les Chinois aient souvent les cheveux frisés, je ne sais plus où j’ai lu ça. Ma mère dit qu’elle aime beaucoup mes cheveux, elle ne veut pas que je les coupe. Régulièrement c’est elle qui les lave, ensuite elle les frictionne au lait de coco pour qu’ils éclaircissent.

J’ai pris l’habitude d’aller seule au bord de la mer. Après l’école, au lieu de rentrer faire mes devoirs, je marche jusqu’au rivage. Je vais à la grande plage, parce qu’elle est déserte en hiver. J’adore l’hiver. J’ai l’impression que tout se repose, la mer, les rochers, même les oiseaux. En hiver, maman ne part pas très tôt à cause de l’obscurité qui traîne encore au fond de l’eau. Le jour ne se lève pas en même temps à la surface et au fond de la mer. Je vais rejoindre maman dans les rochers. La mer est grise, les vagues sont lissées par le vent, elles tremblent à peine, on dirait la peau d’un cheval. La plupart des femmes de la mer ne sortent pas ces jours-là. Maman n’hésite pas, elle sait qu’elle aura une récolte double. Elle peut gagner soixante ou soixante-dix dollars ces jours-là. Elle me demande de l’aider à porter les coquillages jusqu’aux restaurants, surtout quand il y a beaucoup d’ormeaux, parce qu’ils pèsent lourd. Elle ne plonge pas très loin, près du port, à l’abri de la digue, ou dans les rochers au bout de la plage. Je m’abrite dans la cabane des femmes de la mer, et je regarde ma mère qui entre dans l’eau, ses jambes bien droites en l’air avant de plonger, ses belles chaussures bleues qui brillent, puis l’eau se referme sur elle, et je compte, comme quand j’étais petite, très lentement, dix, onze, douze, treize, quatorze, et elle reparaît, la tête renversée, elle crie : houhou-rrraourrra, et moi je lui réponds. J’ai vu un film à la télé sur les baleines, je lui ai dit : « Vous autres, les femmes de la mer, vous criez comme des baleines ! » Ça l’a fait rire, elle me parle encore de son dauphin, celui qui vient de temps en temps la voir, au crépuscule. Elle n’est pas la seule. La vieille Kando, une copine de ma mère, qui paraît-il est la fille bâtarde d’un soldat japonais, m’a raconté qu’elle aussi a rendez-vous avec un dauphin, et qu’elle sait lui parler. Elle m’a raconté que quelquefois, tôt le matin, ou bien juste avant la nuit, le dauphin s’approche d’elle, et elle lui parle en poussant de petits cris sous l’eau, la bouche fermée, ou bien elle frappe dans ses mains, et le dauphin vient tout près d’elle, si près qu’elle peut caresser sa peau qui est très lisse et très douce, c’est ce qu’elle raconte. Alors moi aussi, vers le soir, quand la mer est très calme, je vais à l’eau, je nage avec mon masque et j’espère rencontrer le dauphin, mais jusqu’à présent il n’est pas venu. Il n’y a que maman et la vieille Kando qui l’ont rencontré. Mais c’est surtout avec Kando qu’il est familier, il n’a pas peur d’elle parce qu’elle est vieille. J’ai demandé à Kando de quelle couleur sont ses yeux. Elle a réfléchi : « Eh bien, c’est une drôle de question », a-t-elle dit. Elle dit qu’elle ne sait pas, peut-être que ses yeux sont bleus, ou bien gris. Maman ne l’a jamais vu de près, c’est juste une ombre qui glisse parfois près d’elle, mais elle a entendu son langage, ses petits cris joyeux quand il nage à côté d’elle. Est-ce que ça n’est pas merveilleux ? C’est pourquoi je serai femme de la mer, moi aussi.

La mer est pleine de mystères, mais cela ne me fait pas peur. De temps à autre, la mer avale quelqu’un, une femme de la mer, ou un pêcheur d’hourites, ou bien un touriste imprudent que la vague a aspiré sur un rocher plat. La plupart du temps, elle ne rend pas les corps. Le soir, quand les femmes de la mer se réunissent devant la cabane de parpaings, pour se déshabiller et se laver au jet, je m’assois avec elles et je les écoute parler. Elles parlent dans le dialecte de l’île, j’ai du mal à tout comprendre. Elles ont un drôle d’accent chantant, on dirait qu’elles n’arrivent pas à oublier leurs appels quand elles sortent de la mer. Elles parlent la langue de la mer, une langue qui n’est pas tout à fait comme la nôtre, dans laquelle se mélangent les bruits qu’on entend sous l’eau, les murmures des bulles, le crissement du sable, les explosions sourdes des vagues sur les récifs. Elles m’aiment bien, je crois. Elles m’appellent par mon nom, June, elles savent que je ne suis pas d’ici, que je suis née à la ville. Mais elles ne me posent jamais de questions, ni sur mon père ni sur ma mère, elles sont discrètes, même si je suis sûre qu’elles ragotent quand j’ai le dos tourné, mais ça n’est pas grave, tous les humains font ça. Elles sont vieilles, leurs enfants sont loin, ils travaillent pour des compagnies, ils voyagent. Elles m’aiment bien parce que je dois leur rappeler leurs filles, une fille qui a grandi et qu’elles ne voient plus qu’une ou deux fois par an, pour une fête ou un anniversaire. Elles m’appellent « ma fille », ou bien « la petite », même si je suis plus grande qu’elles.