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Nous avons parlé une bonne partie de la nuit, avant de retourner à notre cabane. Cette nuit est restée en moi, et maintenant elle renaît comme si rien ne nous en séparait. C’était à la fois une douleur et un plaisir, c’était aiguisé, tranchant, violent. J’en ressentais de la nausée, du vertige. J’ai compris à cet instant que j’étais venu pour rester, rien à voir avec les insectes humains qui éclosent et meurent chaque jour. Je devais reprendre la suite logique de cette aventure, la disparition de Mary n’avait rien achevé. Je devais essayer de comprendre. Je devais aller au bout de l’amertume, au bout de la jouissance du malheur.

Alors j’ai gardé la chambre à l’hôtel, je me suis installé. Pour donner le change au patron, je lui ai acheté une canne à pêche, des hameçons, une boîte à appâts. J’ai loué sa tente. Les nuits où le vent faiblit, je m’installe sur la dune, au bord de la plage vide, non loin des toilettes en ciment. J’écoute la mer.

Les gens de l’île ne me disent rien. Ils ne m’ont pas accepté, mais ils ne me critiquent pas non plus. C’est l’avantage des lieux fréquentés par les marées de touristes. Le mot étranger n’y a plus vraiment de sens.

Personne ne se soucie de moi. Personne ne se souvient de moi. Personne n’a gardé le nom de Mary. C’était autrefois, dans un temps très ancien, mais ça n’est pas une raison. Ici, le vent de la mer efface tout, use tout. Des noyés, ici, il y en a eu par dizaines. Des femmes de la mer, plongées, étouffées, dérivant sur le fond avec leurs ceintures de plomb. Des accidents de décompression, des apnées, des crises cardiaques. Le vent souffle sur ces champs minuscules, geint à travers les murailles de lave à claire-voie. Je suis plongé dans une quête amère et vaine. Comment ces gens pourraient-ils comprendre ? Leur souci est la vie de chaque jour, au jour le jour, et ceux qui partent ne reviennent plus jamais. Ma passion me fait mal et me fait du bien en même temps. En termes médicaux on appelle ça une douleur exquise. C’était cela que les militaires me décrivaient, quand je les suivais, mon carnet de notes à la main. Ils ne parlaient pas de torture. Ils parlaient d’un jeu, une douleur répétée, lancinante, qui devient indispensable. Une douleur qu’il faut bien aimer, parce que, lorsqu’elle cesse, tout devient vide, et qu’il ne reste plus qu’à mourir.

Je vois Monsieur Philip Kyo tous les jours. Au début, c’est moi qui allais à sa rencontre. Après l’école, ou les jours de congé, je descendais à travers champs, je suivais le rivage jusqu’à ce que je le trouve. Maintenant, c’est lui qui me cherche. J’attends dans les rochers. Il arrive avec sa canne à pêche. Il lance un peu, mais il se lasse parce qu’il n’attrape jamais rien. Juste quelques petits poissons transparents pleins d’arêtes. Quand c’est moi qui lance, il m’arrive de pêcher des gros, des poissons rouges, des limandes. Monsieur Kyo n’est pas très doué. Il a du mal à enfiler la crevette dans l’hameçon, j’ai beau lui montrer comment faire, commencer par la tête et remonter jusqu’à la queue. Il n’y arrive pas. Il a de gros doigts maladroits. Mais ses mains sont bien tenues, j’aime ça. Il n’a pas d’ongles cassés, il en prend soin avec une lime et un coupe-ongles, et j’aime bien ça. Je n’aime pas les hommes qui ont les ongles sales de Mr. Brown, le petit ami de ma mère. Monsieur Kyo a des mains un peu ridées, la peau assez noire, et les paumes bien roses. Même si ses mains sont maladroites, la peau de ses paumes est bien lisse et sèche, car je déteste par-dessus tout les hommes qui ont des mains humides. Les mains chaudes et humides me font frissonner de dégoût. Moi, j’ai toujours les mains sèches, sèches et froides. Mes pieds aussi sont toujours froids, mais il paraît que c’est le cas de la plupart des femmes.

Nous restons à pêcher et bavarder jusqu’à ce que la nuit tombe. La plupart du temps nous oublions de pêcher. Quand le vent souffle, et que la mer est mauvaise, ça ne sert à rien de lancer la ligne. Les poissons restent au fond de l’eau dans leurs grottes. Monsieur Kyo reste assis dans les rochers, sans bouger, il regarde la mer. Il a une expression vraiment triste quand il regarde la mer. C’est comme si la couleur de la mer entrait dans ses yeux.

« À quoi vous pensez ? » je lui demande. Est-ce qu’une gamine de treize ans peut s’intéresser à ce que pense un vieux ? Il n’est même pas étonné. « Je pense à ma vie, dit-il. — Vous avez fait beaucoup de choses dans votre vie ? » Il ne répond pas tout de suite. J’ai un peu l’habitude des vieux, je fais toujours parler les femmes de la mer. Je suis sûre que beaucoup de gens trouveraient ça bizarre, que je leur parle. Mais je sais que lorsqu’on devient vieux, on aime bien que les jeunes vous posent des questions. Je crois que j’aimerai bien ça quand je serai vieille. « J’ai étudié pour être architecte, et puis je suis devenu journaliste. J’ai débuté pendant mon service militaire, j’envoyais des articles sur ce qui se passait au front. J’aime bien écrire, mais je n’arrive pas à écrire un livre. Je suis venu ici pour avoir le temps d’écrire un livre. » Il parle avec un accent, il cherche ses mots. J’aime bien sa façon de parler anglais, il a un accent très british, j’écoute et je répète les mots quand je suis seule. Il me semble que c’est une langue différente de celle que ma mère m’a apprise. Monsieur Kyo dit que j’ai un bon accent, c’est peut-être parce que mon père est américain, mais évidemment, ça je ne le lui ai pas dit, ça ne regarde personne. J’aime bien parler une autre langue, pour que les gosses de l’école ne me comprennent pas. C’est ça que je demande à Monsieur Kyo : « S’il vous plaît, apprenez-moi d’autres mots dans votre langue. » Je crois que ça aussi ça lui plaît. Ça l’a fait rire, je suis sûre qu’il se sent flatté. Les adultes aiment bien enseigner quelque chose. Ça compense le fait qu’il ne soit pas très bon à la pêche. Il me donne des mots nouveaux : « Angle, thread, hooks, snapper, starfish. » Il me dit des mots que je ne comprends pas, des mots de marin : « Starboard, stern, seabass, bow, aft bow, mooring. » Ce ne sont pas les mots que je veux retenir, c’est la façon de les dire. De les chanter. Je lui fais répéter les mots, je regarde sa bouche pour comprendre la musique. Ce que j’aime bien, c’est que, contrairement à la plupart des gens, Monsieur Kyo ne me pose jamais de questions personnelles. Il ne m’a jamais demandé : « Quel âge avez-vous ? » Ou : « En quelle classe êtes-vous ? » Peut-être qu’il croit que je suis grande, pas une adulte mais presque, et c’est pour ça qu’il accepte de me parler. Souvent je dis que j’ai seize ans ou même dix-huit ans. C’est vrai que je suis grande de taille, je dépasse la plupart des femmes ici, et j’ai déjà les seins qui poussent, et je suis réglée depuis un bon moment. Depuis le début de l’année, j’ai commencé. Ça m’est arrivé la première fois au collège, en pleine classe, j’avais tellement honte que je n’osais plus me lever de ma chaise. Une autre fois, j’avais tellement mouillé mon lit que j’ai cru que j’avais pissé en dormant, mais c’était du sang. J’ai dû me lever la nuit et laver mon drap dehors, à l’eau froide, parce que maman m’a toujours dit que pour laver le sang il fallait de l’eau froide.

« Et vous, Monsieur ? » Je lui dis : « Monsieur. » Comme on dit dans l’armée : « yessir », ou « no sir ». Comme si j’avais le droit à mon tour de poser des questions. Mais j’oubliais qu’il n’avait rien demandé. « Vous êtes marié ? Vous avez des enfants ? » Il a secoué la tête : « Non, non, pas marié, pas d’enfants. — C’est triste, qui est-ce qui va s’occuper de vous quand vous serez très vieux ? » Il a haussé les épaules, il est évident qu’il s’en fout.