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Après cela, nous n’avons plus rien dit, ni lui ni moi, pendant un moment. J’ai pensé que les questions personnelles l’ennuyaient. Monsieur Kyo a un visage qui se ferme facilement. Ce n’est pas le genre de personne que vous rencontrez tous les jours, qui est prêt à faire marcher sa langue pour un oui ou pour un non. C’est quelqu’un d’assez mystérieux. Il a une ombre sur son visage. Quand je lui parle, tout d’un coup une sorte de nuage passe devant ses yeux, sur son front.

Avec Monsieur Kyo, nous avons inventé un drôle de jeu. Je ne sais plus si c’est lui ou moi qui ai commencé. C’est le jeu que nous jouons quand il y a cette ombre sur son visage. Au début, nous touchions des choses sur la plage, des morceaux de rien du tout, des bouts de bois, des feuilles d’algues. Puis nous avons décidé de faire cela à tour de rôle, en prétextant que nous déplacions des pions, ou des dominos. Ce sont juste des petits riens qu’on trouve dans le sable, ou dans les creux de rochers, des brindilles, des plumes d’oiseau, des coquilles vides. Nous les posons devant nous, dans le sable nettoyé et bien plat. « À vous », dit Monsieur Kyo. Je mets un bout de ficelle. « À moi », dit Monsieur Kyo. Il place un brin d’algue séché, torsadé. « À vous. » Un morceau de verre dépoli. « À moi. » Il met un caillou plat. « À vous. » Je mets un autre caillou, plus petit, mais veiné de rouge. Il est perplexe, il cherche autour de lui, visiblement il n’y a rien de mieux. « C’est vous qui gagnez », dit Monsieur Kyo. Ça peut sembler idiot, mais quand nous jouons, ça veut vraiment dire quelque chose. Ce caillou veiné de rouge est vraiment gagnant. Surtout, quand nous jouons à ce jeu, Monsieur Kyo oublie ce qui le préoccupe. La tache sombre s’efface de ses yeux, ils redeviennent clairs et rieurs. Ils reflètent l’éclat du soleil dans la mer.

C’est notre jeu. Je l’ai appelé « À vous, à moi » tout simplement. Quand nous nous mettons à jouer, nous ne pensons plus à rien d’autre. Le temps n’existe plus. Nous pourrions ne jamais nous arrêter. Moi, ça me fait rire, mais Monsieur Kyo reste sérieux. Même lorsqu’il pousse quelque chose de bizarre, ou de comique, il garde un visage sérieux. Mais ses yeux disent le contraire. J’aime la couleur de ses yeux quand nous jouons.

Ai-je parlé de la couleur des yeux de Monsieur Kyo ? Ils sont verts. Mais d’un vert changeant, vert de feuille de salade, ou bien vert d’eau. Quelquefois de la couleur du creux de la vague qui déferle, quand les bulles d’air et l’eau de pluie s’en mêlent. Dans son visage sombre, ses yeux font deux taches de lumière. Si je regarde trop ses yeux, je sens une sorte de vertige. Alors je cesse de le regarder, je me penche sur le sable pour chercher quelque chose qui continue le jeu. Mon cœur bat plus vite, j’ai l’impression que si je continue à regarder ses iris, je vais tomber. Ou bien m’évanouir. Mais bien sûr je ne pourrais pas lui en parler. D’ailleurs il ne fixe jamais les gens très longtemps, en fait je devrais parler de moi, car je ne l’ai jamais vu quand il est avec d’autres personnes. Et puis, quand il s’en va, j’ai remarqué qu’il met des lunettes de soleil, même lorsque la nuit est en train de tomber.

Nous nous voyons tous les jours ou presque. Monsieur Kyo a pris une place importante dans ma vie. Je l’ai écrit dans mon journal, puisque je ne peux en parler à personne d’autre. Quand je sors de l’école, et aussi le dimanche après l’église, je cours à travers les champs de patates jusqu’au rivage. De loin, je reconnais sa silhouette, son complet-veston qui flotte dans le vent. Les premiers temps, il portait même une cravate pour aller à la pêche. Mais elle le fouettait dans les bourrasques, et il a fini par l’ôter. Mais j’aime bien qu’il soit élégant, contrairement aux touristes qui se croient obligés de circuler en bermudas à fleurs ou en anoraks jaunes. Quand il pleut, il apporte un parapluie, non pas un de ces ridicules petits parapluies pliants, mais un parapluie noir comme les hommes d’affaires en Angleterre. Le vent a fini par le retourner, et il a décidé de s’en passer. L’eau ruisselle sur sa casquette et mouille son veston. Les jours où il fait vraiment mauvais, il s’abrite sous sa tente. Il l’a plantée dans la dune, un peu à l’écart des plages. C’est une tente en nylon vert, attachée par des piquets de métal. C’est l’hôtelier qui la lui loue. Alors nous allons nous abriter de la pluie sous sa tente. Il y a une sorte d’auvent, nous sommes assis dans la tente mais les jambes de Monsieur Kyo dépassent au-dehors. J’adore ça ! J’ai l’impression que nous sommes très loin, dans un pays inconnu, en Amérique, ou en Russie. Un pays dont nous ne reviendrons jamais. Je regarde les vagues qui courent sur la mer laiteuse. La brume s’épaissit à l’horizon. Il me semble que nous sommes sur un bateau, en partance vers l’autre bout du monde.

Nous parlons, et parlons, et parlons. En fait c’est surtout moi qui parle. Monsieur Kyo a réponse à tout, il connaît tout. C’est parce qu’il est écrivain. Mais il n’est pas prétentieux, simplement pour toutes les questions il a une réponse. Il a connu toutes sortes de gens, toutes sortes de pays, il a fait toutes sortes de métiers. Je crois que c’est pour ça aussi qu’il est triste. Ça doit être triste de tout savoir, non ? Au début, il ne répondait pas beaucoup. Il écoutait mes bavardages, il avait l’air de penser à autre chose. Je lui posais une question sur ses voyages, sur son métier de journaliste, et il ne semblait pas entendre. Alors je lui donnais des coups : « Hé, Monsieur ! Monsieur ! » Il sursautait : « Qu’est-ce que vous voulez ? — Pourquoi vous ne m’écoutez pas ? Est-ce que c’est parce que je suis jeune que vous pensez que je ne dis rien d’intéressant ? » Je suis comme ça. Les grands ne me font pas peur. Ni même les professeurs. Je peux leur donner des coups de poing, les pincer. Je fais ça gentiment, juste pour les réveiller. « Vous dormez ? Vous pouvez dormir les yeux ouverts ? Faites attention, le vent va vous faire tomber, le vent va vous pousser dans la mer ! » Ça le déride. Maintenant il est attentif. Parfois mes blagues le font rire. J’imite son accent, sa façon de parler, de débuter toutes ses phrases par « euh, arrh » parce qu’il ne sait pas quoi répondre. Mais il connaît bien le nom des oiseaux, pétrels, fulmars, becs-en-ciseaux, hirondelles de mer, et les insectes aussi, les papillons, les scarabées, et ces fameux cafards de mer qui grouillent entre les rochers à la marée basse. Peut-être qu’il est professeur, un professeur qui ne va plus à l’école. Peut-être qu’il a été renvoyé à cause d’un scandale, parce qu’il était pédophile, qu’il touchait les filles dans une école de son pays, et que c’est pour ça qu’il est venu se réfugier ici. L’idée m’a paru comique, et j’ai même essayé de parler là-dessus, mais il n’a pas compris. Ou bien il n’a pas voulu écouter. Non, je ne peux pas l’imaginer en vieux pervers qui profite de la gym pour mettre ses mains sur les fesses des gamines. D’ailleurs il n’a pas le physique d’un prof. Il n’est pas très grand, un peu voûté, mais il a de belles épaules, et quand il ne met pas sa casquette il a beaucoup de cheveux frisés avec des fils blancs, c’est très élégant. Peut-être qu’il est policier, qu’il est venu sur l’île pour faire une enquête sur un crime. Il joue le rôle de quelqu’un qui va à la pêche, mais c’est pour observer les allées et venues des gens. Mais il ferait un drôle de policier, avec son complet-veston noir et sa chemise blanche.

Je lui pose des questions saugrenues, je veux dire, pour une enfant de mon âge. Je lui demande : « Où est-ce que vous voudriez mourir ? » Il me regarde sans répondre, il n’y avait probablement jamais pensé.

« Moi, je lui dis, je voudrais mourir dans la mer. Mais pas noyée. Je voudrais disparaître dans la mer, et ne jamais revenir. Je voudrais que les vagues m’emportent très loin. »