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— Si c'est l'Islande, dit Mordent, comment avez-vous pu dessiner le visage du tueur de l'île ? De cet inconnu, de ce Charles Rolben ?

— Mais parce qu'on le connaissait, Mordent. Il était présent à l'Association Robespierre, comme tous les autres.

— François Château ?

— Pas Château, commandant. Mais celui qui avait peur. Celui qui réclamait protection.

— Lebrun, dit Retancourt.

— Lebrun. Lebrun, le violent, le sanguin, l'écraseur, l'égotique, si bien masqué sous ses fonds de teint, ses barbes et ses perruques. Et sous ses traits insignifiants, modulables à son gré. L' « être immonde », comme le nommait Amédée. Vous souvenez-vous de lui dans le rôle de Couthon, Danglard ? Était-il si insignifiant alors ? Et n'appréciait-il pas sincèrement la férocité de Leblond-Fouché ?

Danglard hocha brièvement la tête.

— Vous souvenez-vous que ce soir-là, Lebrun, dans son fauteuil de Couthon le paralytique, faisait rebondir sa canne au sol ? Vous rappelez-vous que le tueur de l'île faisait de même avec son bâton à sonder la glace ? Seul un fondateur de l'Association pouvait avoir l'idée de donner, il y a dix ans, en ce lieu, ces rendez-vous obligés aux survivants de l'île. Pour les jauger, guetter leurs faiblesses et leurs défaillances. Idée de génie : les voir et les revoir sur son ordre, mais dans une assemblée maquillée, costumée, et surtout anonyme. Qui pourrait jamais les remarquer ? Et surtout, surtout, en cas de mort de l'un ou de l'autre de ces « infiltrés », ou de plusieurs, ou de tous, les flics chercheraient-ils en Islande ? Ou bien plutôt du côté du nom de Robespierre, qui fait encore vibrer tant de passions ? De Robespierre, bien sûr. Et c'est vers cela, en effet, qu'on a couru, moi le premier.

— S'il voulait nous sortir de la piste islandaise pour nous entraîner là, demanda Veyrenc, pourquoi n'a-t-il pas dessiné un signe plus clair ? Plus lisible ?

— C'est là que réside le génie, Veyrenc. Fournissez à des flics, ou à quiconque, un indice trop clair, et ils resteront tièdes, méfiants. « Trop gros pour être vrai. » « Piège », se dira-t-on, « carte forcée », et donc suspecte. Mais obligez-les à réfléchir, amenez-les à croire qu'ils ont, par eux-mêmes, eux les flics, percé la signification du signe par le seul effort de leur intelligence, alors ils s'attacheront comme des forcenés à leur découverte. Plus on s'efforce, plus on s'attache. Dans le cas où nous n'aurions pas réussi à le décrypter, eh bien la lettre de François Château, authentique, sincère, nous amenait droit sur la piste de Robespierre. Ce signe, tous ont nié le connaître, et c'était vrai, sauf pour Lebrun qui l'avait inventé. Pour nous, et seulement pour nous. Ni trop clair, ni trop abscons. À mi-chemin. Et bien sûr, après que les trois meurtres ont paru dans les journaux, Lebrun a pressé Château de nous alerter. Mieux que cela. Au cas où nous serions tentés de piétiner encore en terre d'Islande, il a placé ces trois livres neufs chez Jean Breuguel. Neufs ! Ce qui nous a tous fait conclure que le tueur souhaitait nous égarer sur cette île. Ah, « faute de l'assassin », avons-nous pensé comme des crétins. Mais cette « faute » était volontaire, bien sûr. Quoi de mieux pour nous faire abandonner cette Islande ? Et nous l'avons fait. Tous. Pris dans l'orbite du cercle Robespierre où — je vous le répète encore — rien ne bougeait. Pourquoi ? Parce que rien ne s'y passait. Lebrun nous avait forcé la main sur cet échiquier à presque sept cents joueurs, mais où les pions étaient immobiles. Parce que les véritables pions faisaient mouvement ailleurs. Et sur cet échiquier mort, nous aurions stagné jusqu'au bout sans trouver d'issue, puisqu'il n'y en avait pas.

— Jusqu'à ce que tous les membres du groupe islandais soient assassinés, dit Mercadet.

— Et sans que jamais l'identité du tueur nous effleure, admit Voisenet.

— En effet, lieutenant. Lebrun ? Le convivial Lebrun ? Qui venait nous prêter main-forte en nous désignant le « groupe des descendants » ? Ce groupe qui ne nous menait à rien ? En nous livrant aussi, jouant avec le feu, mais sans risque, comme on passe son doigt à travers la flamme d'une bougie, le groupe des « infiltrés », dont, soi-disant, il se méfiait. Le « groupe des infiltrés » qui n'était autre que le groupe des « Islandais », qu'il convoquait deux fois par an à l'Assemblée, pour les sonder et leur réitérer la consigne du silence.

— Je ne saisis pas la bougie, dit Estalère.

— Je te montrerai, dit Adamsberg. Le feu sans la brûlure. Qui étaient-ils, ces infiltrés ? nous disait Lebrun. Des vengeurs anti-Robespierre ? Des royalistes ? Des espions ? Que Robespierre lui-même éliminait ? Dans sa folie ? Et pourquoi pas ? Ce pauvre Lebrun qui finissait lui-même par avoir si peur. Et on l'a cru.

— Merde, dit Voisenet qui, en cet instant, retrouvait son naturel. On s'est fait promener comme des billes de bout en bout.

— Pas jusqu'au bout, Voisenet. Jusqu'à ce que trop d'immobilisme apparaisse anormal et suspect. Jusqu'à ce que, à force de tourner en rond, on puisse se demander s'il existait un autre chemin. Ou une piste oubliée, occultée, abandonnée. Et il n'y en avait qu'une.

— L'Islande, reconnut Noël.

Et une fois de plus, Adamsberg considéra le courage de cette brute de Noël, qui abdiquait sans honte.

— Une chose, dit Adamsberg. Quand Lebrun est passé ici en mon absence, pour réclamer une fois encore protection, a-t-il appris d'une manière ou d'une autre que j'étais en Islande ? J'ai simplement su qu'on lui avait dit que j'étais absent, pour raisons de famille.

Danglard leva lentement un bras mou, dans le silence.

— Moi, dit-il. Alors que je négociais avec lui sa protection, j'ai laissé échapper quelque chose.

— Quel « quelque chose », Danglard ?

Le commandant eut le courage de lever la tête, tel Danton, se dit-il, marchant au sacrifice.

— Je lui ai dit que nous faisions ce que nous pouvions, en votre absence, attendu que vous étiez parti vous distraire en Islande.

— Ce n'est pas un petit « quelque chose », Danglard.

— Non.

— C'est cette information qu'il était venu chercher, ayant vu ma voiture restée devant chez moi. Il épiait mes mouvements depuis le début de l'enquête. Et cette information, vous la lui avez fournie, par cause de votre irritation. Figurez-vous alors sa réaction : je retournais vers l'Islande ! Sur cette piste qu'il s'était donné tant de mal à détruire, nous poussant vers l'insondable cercle Robespierre. Alors il s'attaque à Vincent Bérieux. Bérieux, l'anonyme « cycliste » de l'association, le « moniteur de ski » de l'île du Renard. Il le pend en portant perruque. Pourquoi ? Pour nous ramener coûte que coûte vers Robespierre. Et il fait bien mieux que cela. Car il place la corde sur le côté, toute proche d'une chaîne à laquelle Bérieux pourra s'accrocher, et tout près de l'étagère murale, où il pourra poser pied. La corde est râpeuse, trop râpeuse pour que le nœud coulant fonctionne bien. Il sait qu'ainsi, Bérieux, avec sa puissance de sportif, va se tirer de là. Et en effet, Bérieux s'en sort.

— Il le pend et il l'épargne ? dit Kernorkian. Ça rime à quoi ?

— À ce que Bérieux puisse témoigner que son agresseur porte une perruque de l'époque révolutionnaire. Pour qu'on ne quitte plus jamais Robespierre.

— Vu, dit Estalère, très concentré, mâchant l'intérieur de ses joues.

— Bien sûr, soupira Mordent.

— Et Lebrun, prévoyant, laisse une mèche de sa perruque au sol, dans le cas où son « pendu » mourrait réellement. Mais Bérieux survit, et Bérieux nous parle de cette perruque, sans aller plus loin. Il l'a fait pour la même raison que son agresseur : pour que nous collions à la société Robespierre et que l'Islande n'apparaisse jamais. Que jamais on ne découvre qu'il avait dévoré ses compagnons, comme les autres. Il m'a dit aller aux assemblées par « passion pour Robespierre », et il mentait bien sûr. Il y allait parce qu'il y était convoqué, comme les autres.