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— Bien sûr, répéta Mordent, avec un soupir plus profond.

— Tout marche alors à la perfection pour Lebrun : cette perruque nous dirigeait droit vers un type assez cinglé pour assassiner en costume du XVIIIe siècle. Et à quel cinglé remarquable de l'association pouvions-nous songer ? Quel cinglé à perruque blanche ?

— Robespierre, dit Retancourt.

— Qu'on aurait fini par inculper, tôt ou tard. Un descendant de l'Incorruptible, un type à l'enfance ravagée par un grand-père dévot, un type qui joue son rôle comme s'il en était habité, oui, on avait tout ce qu'il fallait pour en faire un déséquilibré, un délirant, un tueur. C'est là où Lebrun-Charles Rolben nous conduisait par la main, à coup certain. N'oubliez pas qu'il a pendu Bérieux un soir où François Château, au travail à l'hôtel, n'avait pas d'alibi.

— Il envoyait son ami à la guillotine, dit Froissy.

— Ces gens-là n'ont pas d'amis, Froissy.

— Et pourquoi, dit-elle en levant le nez de son écran, s'en est-il pris à Masfauré après Alice Gauthier ? Pourquoi pas à Gonzalez ou à Breuguel ?

— Parce qu'une fois lancés sur le cercle Robespierre, nous saurions que Masfauré en était le grand argentier. Que c'était donc bien l'Association qu'on voulait détruire, et non un ancien voyageur en Islande.

— Bien sûr, répéta de nouveau Mordent en soufflant. Il n'empêche que tirer sur vous était osé.

— Pas plus que sur un autre. Il redoutait qu'Amédée, pièce fragile de l'édifice, finisse par céder à mon harcèlement. Or dès mon retour d'Islande, j'ai rendu visite aux deux frères. C'est donc que j'y avais trouvé quelque chose. Que j'avais su, d'une manière ou d'une autre, ce qui s'était réellement passé sur l'île tiède. Quand je pars en voiture hier soir, il me suit. Je prends la route du Creux, cela conforte ses pires craintes. Cette fois, il ne peut pas nous laisser vivre. Il est prêt. Il prend les voies rapides et me précède, tandis que je tourne sur les petites routes pour semer mes gendarmes. Il passe par les grillages troués qui entourent les bois, il dégage Céleste et Marc au passage et arrive droit vers nous.

— Et vous n'avez pas entendu les tirs dans la forêt ? demanda Voisenet.

— C'est à presque deux kilomètres, et le vent soufflait vers l'ouest. Si Lebrun n'avait pas été informé de mon voyage en Islande, Danglard, il aurait retenu ses coups, assuré de nous voir nous obstiner sur le cercle Robespierre jusqu'à l'arrestation de François Château. On l'aurait intercepté en douceur lundi soir, à sa sortie par le parking. Il n'aurait pas blessé Céleste, il n'aurait pas tiré sur nous. Je dois vous rappeler, à tous, qu'aucune information privée sur un membre de la brigade ne doit être fournie à un inconnu. Pas même s'il est seulement parti pisser ou nourrir le chat. Pas même si l'inconnu paraît sympathique, coopératif ou effrayé. Désolé, Danglard.

Danglard prit un moment, puis se leva, retrouvant soudain sa sobre et digne élégance. Adamsberg, qui n'avait aucun goût pour les excès, et surtout solennels, eut un léger recul, mais l'expression de Danglard ne trahissait aucune velléité d'emphase.

— Je tiens, dit-il calmement, à vous adresser mes félicitations. J'ai pour ma part commis une faute grave, au point qu'elle aurait pu, et même aurait dû, provoquer la mort de quatre personnes, dont la vôtre. En conséquence, je vous remettrai ma démission ce soir même.

— Impossible ce soir, répondit Adamsberg comme s'il déclinait une invitation à dîner, parce que c'est dimanche, et je ne lis pas le dimanche. Impossible demain, nous devons nous atteler au rapport et j'aurai besoin de votre plume. Impossible ensuite, car j'ai déposé une demande de congé, pour trois semaines. En conséquence, vous dirigerez la brigade en mon absence.

Partir où ? se demanda Danglard. Dans ses Pyrénées, bien entendu, et tremper ses pieds nus dans l'eau verte du gave de Pau.

— C'est un ordre ? demanda Mordent, dont le cou réémergeait de ses épaules.

— C'en est un, confirma Adamsberg.

— C'est un ordre, glissa Mordent à Danglard.

— Dispersez-vous, dit doucement Adamsberg, c'est dimanche.

Veyrenc attrapa Adamsberg par le bras alors qu'il se dirigeait vers la porte.

— Il n'empêche, dit-il, sans les brigadiers, tu y serais passé.

— Pas forcément. Puisqu'un afturganga n'abandonne jamais ceux qu'il convoque.

— C'est vrai, j'avais oublié.

— Vu comme ça, marmonna Danglard qui les suivait, l'afturganga a également convoqué les gendarmes de Saint-Aubin.

— Vu comme ça, dit Adamsberg, voici, après bien des jours, une excellente remarque de votre part, commandant. Je peux partir tranquille.

XLVII

Après avoir dîné, Adamsberg et François Château marchaient dans le jardin presque désert de l'île de la Cité, tournant autour de la statue d'Henri IV. Château se débattait encore dans l'effarement et la rage intense où l'avaient plongé les paroles d'Adamsberg sur son secrétaire, Lebrun-Charles Rolben.

— Imaginez cela, un magistrat cannibale. Charles ! Charles qui poignarde les autres pour les dévorer ! Non, je ne peux pas l'envisager, je suis incapable de me représenter cela.

Cela faisait bien douze fois que Château répétait cette phrase, sous une forme ou une autre. Ce soir, il était bien Château, et non pas Robespierre. Il ne portait pas le médaillon, Adamsberg en était convaincu.

— Il a parlé ? demanda Château.

— Il refuse de dire un seul mot. Le médecin diagnostique un état de fureur… Une seconde, Château, j'ai noté cela… « un état de fureur destructrice, reprit Adamsberg en lisant son carnet, avec manifestations extrêmes de frustration et d'exécration, sans doute issues d'une structure psychopathique ». Il a brisé tout ce qu'il pouvait dans sa chambre, téléviseur, téléphone, fenêtre, table de nuit, il est sous sédatifs. Tant de violence, vous ne l'avez jamais perçue ?

— Non, dit Château en secouant la tête, non. Encore que, hésita-t-il.

— Comment était-il, comme magistrat ?

— De ceux qu'on dit « impitoyables ». Je ne voulais pas prêter trop d'attention à ces rumeurs, elles m'embarrassaient.

— Pourquoi ?

— À cause du goût trop marqué qu'il avait pour le Tribunal révolutionnaire de Robespierre. C'était souvent dérangeant. Il s'amusait entre autres à dire qu'en comparaison, nos cours de justice se révélaient des chambres bien tièdes.

— Vous étiez amis ?

— Collègues. Il tenait toujours ses distances. Il avait, ma foi, un sens très aigu des distinctions sociales. Je n'étais qu'un comptable et lui un magistrat. Dans le milieu où il évoluait, il fréquentait ce qu'on nomme de grands personnages, de la politique, de la finance. Il donnait des soirées somptueuses, m'a dit Leblond, dans sa villa de Versailles, où s'assemblait tout ce qu'on pouvait trouver de mieux. Ou de pire, n'est-ce pas.

— Leblond était invité ?

— C'est un psychiatre réputé, à l'hôpital de Garches.

— Là où Lebrun nous demandait de le protéger.

— C'est une pure usurpation, dit Château en haussant les épaules. Charles n'a jamais été psychiatre. C'est ce qu'il vous a dit ?

— Oui.

— Ce n'est pas inexact dans le sens où cela le passionnait. Il voulait « deviner » les êtres, il accablait Leblond de questions : pouvait-on percevoir, par tel ou tel signe, ou geste, ou expression, ou ton de la voix, une personne en fragilité ? En dépression, en remords ? Les failles des autres, n'est-ce pas, c'est cela qui l'intéressait. Et quand il conviait Leblond à ses soirées, il lui confiait des missions. Examiner tel politique, tel banquier, tel industriel, et lui rendre compte. Leblond n'appréciait guère, il disait qu'il était médecin et non pas fouilleur d'âmes, mais Charles avait un ascendant très puissant. On lui obéissait, c'est tout. Mais parfois, dit Château avec un sourire, c'était moi qu'il craignait, ou pire, qu'il était contraint d'admirer.