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Alors, il ouvrit la portière et lui donna la main, comme pour l’encourager. Ils descendirent sur les rochers, jusqu’à atteindre une petite crique où les galets étaient encore chauds. Ils s’assirent sur une bande de sable, tout près de l’eau, et replièrent tous deux leurs jambes. Face à quelque chose d’immense, les yeux noyés dans l’horizon pâle, la peau mouillée par l’averse tiède à laquelle ils ne prêtaient même pas attention.

Un meurtre romantique, est-ce que ça peut exister ? Une mort romantique, voilà ce que je voudrais.

— Vous aimez Esposito ? demanda soudain Elicius.

— Oui…

Elle n’avait même pas réfléchi. Elle avait dit oui, alors qu’il aurait fallu dire non. Mentir, encore. Mais elle n’avait pas envie de lui mentir. Le trahir une seconde fois. Oui, j’aime Esposito. Mais ça ne sert à rien. Parce qu’il est normal, comme on dit. Alors, ça ne peut pas marcher.

Mais elle avait répondu oui et vit exploser la douleur dans les yeux d’Elicius. Comme un torrent de lave sur une terre noire.

— Mon visage vous fait peur, Jeanne ?

— Non.

— Vous mentez ! Vous mentez parce que vous avez peur de moi !

— Peur de vous ? Non. Je n’ai pas peur.

Il sembla surpris. Et la lave quitta ses yeux sombres.

— Ce sont eux qui m’ont défiguré…

— J’aimerais savoir, Elicius. J’aimerais comprendre pourquoi tout cela est arrivé…

— Michel ne vous en a jamais parlé ?

— Non…

— Lorsque… Lorsque nous sommes entrés à l’ESCOM, en 89, Michel et moi étions inséparables…

— Je m’en souviens… Il était si content d’avoir décroché cette bourse ! Si fier d’intégrer cette école…

— Oui, nous étions fiers, c’est vrai. Nous n’avions pas un sou et pourtant, nous avions réussi l’impossible : être étudiants dans la prestigieuse ESCOM !

— Que s’est-il passé ?

— Nous n’étions pas les bienvenus, là-bas. Obligés de bosser le week-end pour payer nos études, différents de la plupart des autres étudiants… Dès le mois d’octobre, les ennuis ont commencé… Les anciens ont voulu nous intégrer…

— Vous intégrer ?

— Ça veut dire bizuter… Michel et moi avons refusé de nous soumettre à ce rituel infâme… On a réussi à y échapper… Les autres s’y sont tous pliés ; ils ont tout subi, même le pire ! Et Grangier fermait les yeux… mieux, il donnait sa bénédiction ! Les secondes années avaient subi ça en 88 alors c’était à notre tour d’en baver !

— Mais… Vous avez refusé, c’est bien ça ?

— Oui… On n’était pas venu là pour se faire humilier ! C’était… Ce qu’ils ont fait endurer à nos camarades était tellement ignoble… Une barbarie qu’on ne peut même pas imaginer… Certaines filles ont été obligées de se plier à leurs fantasmes, les mecs ont été traités comme des esclaves… Mais nous, ils nous réservaient une place à part. On avait refusé de se soumettre ? Alors, on allait nous casser ! Nous briser ! Nous détruire !

Sa voix avait changé. Jeanne évitait de le regarder, fixant la mer où le portrait de Michel se dessinait dans un halo de lumière. Michel le délicat, le fragile, le sensible…

— Ils nous ont d’abord mis à l’écart tous les deux… On était exclu du groupe. Le directeur nous a même convoqués pour nous reprocher notre comportement gênant vis-à-vis de la bonne marche de l’école !

— Un comportement gênant ?

— Oui… Il faut savoir se plier aux règles, nous a-t-il dit. Savoir obéir aux aînés et s’intégrer au groupe…

Il se leva et traça des cercles dans le sable avec ses pieds. Il contenait difficilement sa colère. Sur son visage, des rictus nerveux. Et ses poings, serrés.

— Nous n’avons pas cédé mais notre vie est devenue un enfer… Personne ne nous parlait, les profs nous méprisaient. Des insultes, des lettres anonymes, des menaces… Et puis un jour, ou plutôt une nuit, ils sont venus nous chercher à l’internat… Ils étaient quatre. Marc de Mérangis, Bertrand Pariglia et deux autres…

— Deux autres ?

— Deux qui sont morts, depuis. Dans un accident de voiture. Comme si le destin avait décidé de se venger bien avant moi… Ils nous ont emmenés dans les sous-sols de l’école, au beau milieu de la nuit… Il y avait leurs copines aussi : Sabine, Sandra, et les autres Le comité d’accueil au grand complet ! Et. Et cette nuit a été un cauchemar… Je…

Il n’arrivait plus à parler. Jeanne le considérait avec compassion. Les yeux emplis de ses nouvelles larmes. Michel, je ne savais pas ce que tu avais subi ! Je ne savais pas qu’ils t’avaient fait du mal ! Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? Pourquoi ?

— Que… Que vous ont-ils fait ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.

Il fallait qu’elle sache. Aller au bout de l’horreur une deuxième fois. Comprendre enfin pourquoi il était parti. Pourquoi il l’avait abandonnée.

— Ils nous ont fait le pire, murmura Elicius. Vous ne pouvez même pas imaginer…

— Mais je ne veux pas imaginer ! s’écria-t-elle. Je veux savoir ! Je veux savoir !

Elle se leva à son tour, l’attrapa par le bras et le secoua violemment.

— Je veux savoir !

Il se dégagea nerveusement.

— Je veux savoir ! implora-t-elle.

— Ils nous ont obligés à rester à genoux pendant des heures, confessa-t-il. Les mains attachées derrière le dos… Ils nous avaient déshabillés, bien sûr… ils nous ont torturés toute la nuit… Des coups, des brûlures… Ils… Le reste, je peux pas le raconter. C’est trop dur…

Jeanne ferma les yeux. Son imagination dépassait peut-être la réalité. Peut-être pas. Michel, son frère, son sang, avait été la victime de ces monstres. Du plus atroce des crimes.

Elle se mit à trembler, tomba sur le sable et se recroquevilla.

— Nous sommes allés voir Grangier, mais il a menacé de nous expulser… Et puis, Michel ne voulait pas porter plainte… Il ne voulait pas que quelqu’un apprenne ce que nous avions subi. On avait honte, on était détruit… Mais ça ne leur suffisait pas, alors ils ont recommencé, une nouvelle fois… Une nouvelle nuit, pire que la première… Et une troisième… On vivait dans la peur, dans la terreur… Si on parlait, on menaçait de s’en prendre à nos familles… De toute façon, on n’aurait pas parlé… On ne parle pas de ces choses-là… On a trop honte pour pouvoir parler. Alors, pourquoi se seraient-ils privés de leurs nouveaux jouets ?

Il commença à faire de grands gestes. Comme s’il répétait une pièce de théâtre dans ce décor grandiose. Le visage assailli par des tics féroces. Un bien mauvais scénario.

— Grangier les incitait à nous casser ! Il disait que ça ferait d’eux des bons dirigeants, de bons meneurs d’hommes ! Que c’était un bon entraînement ! Et que seuls les plus forts pouvaient survivre dans son école ! Ce salopard adorait ça ! Ce salopard adorait ça… Paraît qu’ils ont fait une loi contre ça ! Ils auraient dû y penser avant ! Parce que nous… Nous, on dormait plus, on mangeait plus. Et puis… Et puis Michel a terminé sa vie au bout d’une corde et moi… Moi, j’ai terminé la mienne dans un asile de fous… Paraît qu’ils ont fait une loi contre ça ! Parce qu’y en avait trop qui finissaient comme nous ! Y pouvaient plus le cacher ! Y pouvaient plus…

Jeanne sanglotait tandis que Michel se balançait doucement au bout d’une corde imaginaire. Tant d’années après le choc, la nausée qui revient. La douleur dans la tête, le monde qui s’écroule. Le corps qui s’ouvre en deux sur un gouffre immense…

Elicius revint à ses côtés et dessina des formes géométriques dans le sable avec ses doigts rongés par l’angoisse.