Il y eut des explosions, certaines à leur niveau, mais beaucoup plus loin ; une fumée âcre sortait de temps à autre des grilles de ventilation ; toutefois, la plupart des purificateurs d’atmosphère étaient encore en état de marche et ils en absorbèrent le plus gros avant qu’elle n’eût eu le temps de s’assembler en nuages suffocants. Ils ne virent pas d’incendie. Pourtant, les Gris se comportaient comme si l’apocalypse était arrivée. Si la majorité d’entre eux se contentaient de fuir, arborant sur leurs traits le masque hébété de la panique, certains s’étaient suicidés dans les halls et les pièces communicantes à travers lesquels la sphère d’acier guidait Roland et Jake. D’aucuns s’étaient donné la mort avec une arme à feu ; d’autres, plus nombreux, s’étaient tailladé la gorge ou les poignets ; une minorité avait avalé du poison. Sur tous les visages privés de vie se lisait la même expression de terreur dévastatrice. Jake ne comprenait que vaguement ce qui les avait poussés à de tels actes. Roland avait une meilleure idée de ce qui leur était arrivé — de ce qui était arrivé à leurs esprits — quand la cité depuis si longtemps morte était d’abord revenue à la vie autour d’eux, pour amorcer une nouvelle désintégration. Et Roland comprenait que c’était Blaine qui les y incitait, que c’était lui, le deus ex machina.
Ils évitèrent un homme pendu à une conduite de chauffage et dévalèrent bruyamment une volée de marches d’acier à la suite de la sphère flottante.
— Jake ! cria Roland. Ce n’est pas toi qui m’as fait entrer, n’est-ce pas ?
Jake secoua la tête.
— Je ne crois pas. C’était Blaine.
Ils atteignirent le pied de l’escalier et se hâtèrent le long d’un étroit couloir qui menait à une porte sur laquelle les mots : DÉFENSE ABSOLUE D’ENTRER étaient écrits dans les lettres élancées du Haut Parler.
— Est-ce Blaine ? demanda Jake.
— Oui… c’est un nom aussi valable qu’un autre.
— Et qu’en est-il de cette autre v…
— Chut ! fit Roland d’un air mécontent.
La boule d’acier s’arrêta devant l’écoutille. Le volant tourna et la porte s’entrebâilla d’un coup. Roland l’ouvrit en grand, et ils pénétrèrent dans une vaste salle souterraine qui s’étendait dans trois directions aussi loin que portait leur regard. Elle était pleine de rangées apparemment sans limites de pupitres de commande et de matériel électronique. La plupart des consoles étaient éteintes et mortes, mais tandis que Roland et Jake se tenaient dans l’embrasure de la porte, regardant alentour avec des yeux écarquillés, ils virent s’allumer des veilleuses et entendirent des machines se mettre en branle.
— L’Homme Tic-Tac disait qu’il y avait des milliers d’ordinateurs, dit Jake. Il avait raison. Mon Dieu, regarde !
Roland, qui n’avait pas compris le terme utilisé par Jake, ne pipa mot, se contentant d’observer les rangées de pupitres qui s’allumaient les unes après les autres. Une gerbe d’étincelles et une fugace langue de feu émeraude s’élevèrent de l’une des consoles quand une pièce vétuste fonctionna de travers.
Dans l’ensemble, les machines marchaient, et bien. Des aiguilles, immobiles depuis des siècles, bondissaient soudain dans le vert. D’énormes cylindres d’aluminium tournaient, déversant des données stockées sur des microplaquettes de silicone dans des banques de mémoire de nouveau en éveil et prêtes à l’emploi. Des visuels digitaux indiquant tout — de la pression moyenne des eaux de la Baronnie du Fleuve Occidental à la puissance en ampères disponible à la centrale nucléaire en sommeil du bassin de la Send — s’allumaient de pointillés rouges et verts. Des rangées de globes suspendus au plafond se mirent à irradier. Et de dessous, de dessus et d’autour d’eux — de partout — parvint le vrombissement bas de générateurs et de moteurs à transmission lente se réveillant de leur sommeil de Belle au bois dormant.
Jake donnait des signes croissants d’épuisement. Roland le reprit dans ses bras et poursuivit la sphère d’acier entre des machines dont il ne devinait même pas la fonction ni le but. Ote courait sur ses talons. La sphère vira à gauche, et ils se retrouvèrent dans une allée filant parmi des rangées de milliers de moniteurs empilés comme un jeu de construction.
Mon père adorerait, pensa Jake.
Certaines parties de cette immense galerie vidéo étaient encore obscures, mais nombre d’écrans étaient allumés. Ils montraient une cité qui avait sombré dans le chaos, tant en surface que sous terre. Des groupes d’Ados se répandaient dans les rues, hagards, les yeux écarquillés, la bouche s’ouvrant et se fermant silencieusement. Beaucoup sautaient des hauts immeubles. Jake, horrifié, observa que des centaines d’individus s’étaient rassemblés sur le Send Bridge et se jetaient dans le fleuve. D’autres écrans laissaient voir de vastes pièces pleines de lits de toile, pareilles à des dortoirs. Certaines étaient en flammes ; les Gris, en proie à la panique, allumaient eux-mêmes les brasiers — mettant le feu à leurs propres matelas et couvertures pour Dieu seul savait quelle raison.
Un écran montrait un géant au torse de la taille d’une barrique qui balançait des hommes et des femmes dans une espèce de pressoir éclaboussé de sang. La vision, à elle seule, était insoutenable, mais il y avait pire : les victimes, ayant formé un rang docile, attendaient docilement leur tour. Le bourreau, son écharpe jaune enserrant étroitement son crâne, les bouts noués battant sous ses oreilles comme des nattes, saisit une vieille femme et la tint dans les airs, attendant patiemment que le bloc d’acier dégage le broyeur pour l’y précipiter. La vieille femme ne se débattait pas ; en fait, elle souriait, semblait-il.
— « DANS LES PIÈCES LES GENS VIENNENT ET VONT, dit Blaine, MAIS JE NE CROIS PAS QU’UN SEUL PARLE DE MICHEL-ANGE[12]. »
Blaine éclata de rire — un rire étrange, sot, semblable à un trottinement de rats sur du verre brisé. Jake sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Il refusait tout commerce avec une intelligence qui riait de la sorte… Mais avaient-ils le choix ?
Désemparé, il regarda de nouveau les moniteurs… Roland, aussi sec, lui tourna la tête, avec gentillesse mais fermeté.
— Il n’y a rien là que tu aies besoin de voir, Jake.
— Mais pourquoi font-ils ça ? (Jake, bien qu’il eût l’estomac vide, avait envie de vomir.) Pourquoi ?
— Parce qu’ils sont effrayés et que Blaine entretient leur peur. Mais, surtout, je crois, parce qu’ils ont trop longtemps vécu dans le cimetière de leurs ancêtres et qu’ils en ont assez. Et avant que tu ne les prennes en pitié, souviens-toi comme ils auraient été heureux de t’emmener avec eux dans la clairière où s’achève le chemin.
La sphère d’acier prit en flèche un nouveau virage, s’éloignant des écrans de télévision et du matériel de contrôle électronique. Devant, incrusté dans le sol, un large ruban fait de matière synthétique luisait comme du goudron frais entre deux étroites bandes d’acier chromé qui s’amenuisaient vers un point qui n’était pas l’extrémité de la pièce mais son horizon.
La sphère rebondit impatiemment au-dessus du ruban noir, et, soudain, le tapis roulant — car voilà ce que c’était — se mit silencieusement en branle, avançant pesamment à petite vitesse entre ses revêtements d’acier. La sphère décrivit de légères arabesques dans l’air, les pressant de l’emprunter.
12
Allusion au poème de T.S. Eliot, « La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock ».