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— Dehors, dit Jake.

Son père le secoua sans ménagement. Jake ne s’y était pas attendu. Il trébucha et se reçut sur sa cheville blessée. La douleur qui lui tarauda la jambe le rendit soudain furieux. Il ne pensait pas que son père lui en voulait parce qu’il avait disparu de l’école en laissant derrière lui sa composition de cinoque ; son père lui en voulait parce qu’il avait eu la témérité de troubler son précieux emploi du temps.

Jusqu’à ce jour, Jake n’avait eu conscience que de trois sentiments relatifs à son père : l’incompréhension, la peur et un vague amour inexprimé. Un quatrième et un cinquième sentiment l’habitaient à présent. La colère et le dégoût. Une profonde nostalgie se mêlait à ces deux sentiments peu agréables. C’était cette nostalgie qui avait le plus d’importance pour lui, elle emplissait son esprit comme une brume subtile. Il regarda les joues cramoisies, les cheveux hérissés de son père, et souhaita retourner dans le terrain vague, contempler la rose et écouter le chœur. Ma place n’est plus ici, pensa-t-il. Plus maintenant. J’ai une tâche à accomplir. Si seulement je savais laquelle.

— Lâche-moi, dit-il.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Les yeux bleus de son père s’écarquillèrent. Ils étaient injectés de sang. Il avait dû sérieusement piocher dans sa réserve de poudre magique et le moment était sans doute mal choisi pour le contrarier, mais Jake se rendit compte que c’était précisément ce qu’il avait l’intention de faire. Il refusait de se laisser traiter comme une souris dans les griffes d’un matou sadique. Pas ce soir. Peut-être plus jamais. Il comprit soudain que sa colère s’expliquait en grande partie par un fait tout simple : il ne pouvait pas leur parler de ce qui s’était passé — de ce qui se passait encore. Ils avaient fermé toutes les portes.

Mais j’ai une clé, pensa-t-il, et il la toucha à travers l’étoffe de son pantalon. Et deux vers de mirliton lui revinrent à l’esprit : Tu veux des rires et des chansons ? Suis donc le sentier du RAYON.

— J’ai dit : lâche-moi, répéta-t-il. Je me suis tordu la cheville et tu me fais mal.

— Tu n’auras pas seulement mal à la cheville si tu…

Jake sembla investi d’une force soudaine. Il saisit la main qui lui enserrait le bras juste en dessous de l’épaule et l’écarta violemment. Son père en resta bouche bée.

— Je ne bosse pas pour toi, dit Jake. Je suis ton fils, tu te rappelles ? Si tu l’as oublié, va donc jeter un coup d’œil à la photo posée sur ton bureau.

Les lèvres de son père se retroussèrent sur un rictus aux prothèses parfaites qui exprimait la surprise plus que la colère.

— Ne me parle pas sur ce ton, mon gars… Où diable est passé ton respect ?

— Je ne sais pas. Peut-être que je l’ai perdu en chemin.

— Tu t’absentes de l’école pendant toute une journée et quand tu rentres à la maison c’est pour parler à ton père comme si c’était…

— Arrêtez ! Arrêtez, tous les deux ! s’écria la mère de Jake.

Elle semblait au bord des larmes en dépit des tranquillisants qui imprégnaient son organisme.

Le père de Jake chercha à lui agripper le bras une nouvelle fois, puis se ravisa. La force avec laquelle son fils avait échappé à son étreinte quelques secondes plus tôt n’était sans doute pas étrangère à son hésitation. À moins que celle-ci ne soit due à l’éclat des yeux de Jake.

— Je veux savoir où tu es allé.

— Dehors. Je te l’ai déjà dit. Et c’est tout ce que je vais te dire.

— Nom de Dieu ! Ton principal a téléphoné, ton prof de français est venu ici, et ils avaient beaucoup[7] de questions à te poser, tous les deux ! Et moi aussi ! Alors j’attends tes réponses !

— Tu es tout sale, fit remarquer sa mère, qui ajouta timidement : Est-ce que tu as été agressé, Johnny ? Est-ce que tu t’es fait agresser dans la rue ?

— Bien sûr que non, gronda Elmer Chambers. Il a toujours sa montre, pas vrai ?

— Mais il saigne de la tête.

— Ce n’est rien, maman. Je me suis cogné.

— Mais…

— Je vais me coucher. Je suis très, très fatigué. Si vous voulez parler de tout ça demain matin, c’est d’accord. Peut-être qu’on sera tous un peu plus raisonnables. Mais pour le moment, je n’ai rien à dire.

Son père fit un pas vers lui et leva la main.

— Non, Elmer ! glapit sa mère.

Chambers l’ignora. Il attrapa Jake par le col de son blazer.

— Tu ne vas pas t’en tirer à si bon c…

Soudain, Jake pivota sur lui-même, s’arrachant à l’emprise de son père. La couture de son aisselle droite, déjà bien entamée, acheva de se découdre avec un ronronnement éraillé.

Elmer Chambers recula d’un pas en voyant les yeux étincelants de son fils. Une expression proche de la terreur apparut sur son visage déformé par la rage. L’éclat des yeux de Jake n’avait rien d’une métaphore ; ses globes oculaires semblaient bel et bien enflammés. Sa mère poussa un petit cri étouffé, porta une main à sa bouche, recula de deux pas et s’affala sur son rocking-chair avec un bruit sourd.

— Laisse… moi… tranquille, dit Jake.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda son père d’une voix presque plaintive. Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? Tu fais l’école buissonnière le premier jour des examens de fin d’année, tu rentres à la maison dans un état épouvantable… et tu te conduis comme si tu étais devenu fou.

Cette fois-ci, les mots étaient prononcés — tu te conduis comme si tu étais devenu fou. Les mots qu’il redoutait depuis trois semaines, depuis que les voix querelleuses se faisaient entendre dans sa tête. L’Horrible Accusation. Mais à présent qu’elle était proférée, Jake s’aperçut qu’elle ne lui faisait guère peur, peut-être parce qu’il avait fini par résoudre lui-même son conflit. Oui, il lui était arrivé quelque chose. Et ce n’était pas fini. Mais non — il n’était pas devenu fou. Du moins pas encore.

— On en reparlera demain matin, dit-il.

Il se dirigea vers la porte de la salle de séjour et, cette fois-ci, son père ne tenta pas de l’arrêter. Il était presque arrivé dans le couloir lorsqu’il se figea en entendant la voix inquiète de sa mère.

— Johnny… est-ce que tu te sens bien ?

Et que répondre à ça ? Oui ? Non ? Ni oui ni non ? Oui et non ? Mais les voix s’étaient tues et c’était déjà ça. C’était déjà beaucoup, en fait.

— Je me sens mieux, dit-il finalement.

Il descendit dans sa chambre et referma la porte derrière lui. Le bruit qu’elle fit en l’isolant du reste du monde l’emplit d’un profond soulagement.

20

Il resta quelque temps devant la porte, l’oreille tendue. La voix de sa mère n’était qu’un murmure, celle de son père était un peu plus forte.

Sa mère dit qu’il avait perdu du sang et qu’il fallait appeler un docteur.

Son père dit que le gosse allait parfaitement bien ; il avait la langue trop bien pendue, voilà tout, et c’était facile à soigner.

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7

En français dans le texte (N.d.T.)