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Il pensa brièvement au Ruger de son père, envisagea même de le sortir de son sac à dos, mais à quoi lui servirait-il ? Derrière lui, les voitures roulaient dans Rhinehold Street et une mère hurlait à sa fille d’arrêter de faire les yeux doux à ce garçon et de rentrer le linge, mais ici, c’était un autre monde, un monde où régnait un être lugubre sur lequel les armes à feu n’avaient aucun pouvoir.

Sois sincère, Jake — tiens-toi droit.

— D’accord, murmura-t-il d’une voix tremblante. D’accord, je vais essayer. Mais tu as intérêt à ne plus me laisser tomber.

Lentement, il commença à gravir les marches du perron.

27

Les planches qui condamnaient la porte étaient vieilles et pourries, leurs clous étaient tout rouillés. Jake saisit les deux planches entrecroisées en haut du battant et tira. Elles cédèrent en grinçant comme l’avait fait le portail. Il les jeta par-dessus la rambarde et elles atterrirent dans un massif où ne poussait plus que du chiendent. Il se pencha, agrippa les deux planches du bas… et se figea un instant.

On entendait un bruit sourd derrière la porte ; le grondement d’un animal affamé tapi à l’intérieur d’un conduit de béton. Jake sentit une pellicule de sueur malsaine lui recouvrir les joues et le front. Il était si terrifié qu’il avait l’impression de ne plus exister vraiment ; comme s’il était devenu un personnage dans le cauchemar d’un autre.

Derrière cette porte se trouvait le chœur maléfique, la présence maligne. Sa voix suintait des planches comme un sirop qui aurait tourné à l’aigre.

Il tira sur les deux planches. Elles cédèrent sans difficulté.

Bien sûr, pensa-t-il. Il veut que j’entre là-dedans. Il a faim et je suis son plat de résistance.

Quelques vers lui revinrent à l’esprit, le passage d’un poème que leur avait lu Mme Avery. Ce poème était censé évoquer le trouble de l’homme moderne, coupé de ses racines et de ses traditions, mais Jake était persuadé que son auteur avait vu cette maison :

Et je te montrerai quelque chose qui n’est Ni ton ombre au matin marchant derrière toi, Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre, Je te montrerai [9]

— Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière, marmonna Jake en posant une main sur le bouton de porte.

À ce moment-là, il fut de nouveau empli de soulagement et d’assurance : cette fois-ci, la porte s’ouvrirait sur un autre monde, il verrait un ciel qui n’avait jamais connu le brouillard collant de la ville et les fumées d’usine, et à l’horizon, non pas les montagnes mais les flèches bleutées d’une immense cité inconnue.

Il referma ses doigts sur la clé cachée dans sa poche, espérant que la porte serait fermée afin qu’il puisse l’ouvrir. Elle n’était pas fermée. Les charnières grincèrent et il en tomba des particules de rouille lorsque la porte tourna lentement sur ses gonds. L’odeur de pourriture lui fit l’effet d’un coup de poing en pleine figure : bois saturé d’humidité, plâtre spongieux, tapisseries moisies, kapok centenaire. Ces odeurs en dissimulaient une autre : la puanteur d’une tanière. Devant lui se trouvait un couloir sombre et humide. À sa gauche, un escalier tortueux grimpait au premier étage. Les débris de sa rampe gisaient sur le parquet de l’entrée, mais Jake n’était pas stupide au point de croire que ces débris étaient uniquement des bouts de bois. Il s’y trouvait aussi des os — des os de petits animaux. Certains d’entre eux ne semblaient pas provenir d’animaux, et Jake se refusa à les examiner en détail ; il savait qu’il n’aurait jamais le courage de poursuivre s’il s’attardait à cette tâche. Il resta immobile sur le seuil, rassemblant son courage pour faire le premier pas. Il entendit un bruit étouffé, sec et saccadé, et se rendit compte que c’était celui de ses dents qui claquaient.

Pourquoi personne ne vient-il m’arrêter ? pensa-t-il, paniqué. Pourquoi n’y a-t-il pas un seul passant pour s’écrier : « Hé, toi là-bas ! C’est défendu d’entrer là-dedans — tu ne sais pas lire ? »

Mais il le savait parfaitement. Les piétons changeaient souvent de trottoir en arrivant au niveau du Manoir, et ceux qui n’en faisaient rien ne s’attardaient guère.

Même si quelqu’un jetait un coup d’œil dans ma direction, il ne me verrait pas parce que je ne suis pas vraiment ici. J’ai laissé ce monde derrière moi, pour le meilleur ou pour le pire. J’ai déjà commencé à traverser. Son monde est quelque part devant moi. Ceci…

Ceci était l’enfer qui séparait les deux mondes.

Jake pénétra dans le couloir, et même s’il poussa un hurlement lorsque la porte se referma derrière lui comme celle d’un mausolée, il ne fut pas surpris.

Au fond de lui, il ne fut pas surpris du tout.

28

Il était une fois une jeune femme nommée Detta Walker qui aimait fréquenter les tavernes et les bouis-bouis de Ridgeline Road, dans la banlieue de Nutley, et de la route 88 ; près des lignes à haute tension, dans les environs d’Amhigh. Elle avait de belles gambettes en ce temps-là, comme dit la chanson, et elle savait s’en servir. Elle portait souvent une robe moulante bon marché qui ressemblait à une robe de soie et elle dansait avec les jeunes Blancs pendant que l’orchestre jouait de bons vieux airs entraînants comme Double Shot of My Baby’s Love et The Hippy-Hippy Shake. Au bout d’un certain temps, elle choisissait un cul blanc parmi l’assemblée et se laissait conduire dans sa voiture. Là, elle se mettait à le peloter sérieusement (personne ne savait embrasser comme Detta Walker, et elle savait aussi se servir de ses mains) jusqu’à ce qu’il soit sur le point de devenir fou… et puis elle le plantait là. Que se passait-il ensuite ? Excellente question, pas vrai ? C’était le but du jeu. Certains se mettaient à pleurer et à supplier — pas mal, mais pas génial non plus. D’autres se mettaient à gronder et à écumer, ce qui était nettement mieux.

On lui avait donné des coups sur la tête, on lui avait poché l’œil au beurre noir, on lui avait craché dessus, on lui avait même décoché un coup de pied au cul qui l’avait envoyée embrasser le gravier du parking du Moulin-Rouge, mais on ne l’avait jamais violée. Tous ces culs blancs étaient rentrés chez eux les couilles pleines, tous jusqu’au dernier. Ce qui signifiait, aux yeux de Detta Walker, qu’elle était la championne, la reine. De quoi ? D’eux tous. De tous ces ’culés d’culs blancs aux cheveux coupés en brosse, à la braguette ouverte et à la bite frustrée.

Jusqu’à aujourd’hui.

Elle n’avait aucun moyen d’échapper au démon qui vivait dans l’anneau de parole. Pas de poignée de porte à saisir, pas de voiture à fuir, pas de taverne où s’abriter, pas de joue à gifler, pas de visage à griffer, pas de couilles à frapper si le salaud de cul blanc était lent à la détente.

Le démon fut sur elle… puis, en un éclair, il fut en elle. Il était bien mâle.

Elle ne le voyait pas, mais elle sentit sa masse la pousser en arrière. Elle ne voyait pas ses mains, mais elle vit sa robe se déchirer en plusieurs endroits sous leurs griffes. Puis, soudain, la douleur. Elle eut l’impression qu’on lui déchirait les chairs et poussa un cri de surprise et de souffrance. Eddie se tourna vers elle, les yeux plissés.

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9

T.S. Eliot, « La Terre vaine », op. cit. (N.d.T.)