— Surveille-moi, dit Roland avec une ombre de sourire.
— Quoi ?
— Cela veut dire que je tiens le pari.
Jake frotta le silex contre l’acier. Une étincelle jaillit et, cette fois, le petit bois s’enflamma. Le garçon s’assit, satisfait, et observa les flammes qui s’élevaient peu à peu, un bras passé autour du cou d’Ote. Il était fort content de lui. Il avait allumé le feu vespéral… et donné la bonne réponse à la devinette de Roland.
— J’en ai une, dit Jake, tandis qu’ils mangeaient leurs burritos en guise de dîner.
— Une stupide ? demanda Roland.
— Nan ! Une vraie de vraie.
— Je t’écoute.
— D’accord. Qui va son cours, mais ne marche point / Qui a une bouche, mais ne dit rien / Qui a un lit, mais n’y dort point / Qui a des bras, mais pas de mains ?
— Elle est bonne, dit Roland avec gentillesse, mais archiconnue. Un fleuve.
Jake fut un tantinet déconfit.
— Tu es vraiment dur à coller !
Roland lança la dernière bouchée de son burrito à Ote, qui l’accepta avec empressement.
— Non. Je suis ce qu’Eddie appelle un mateur. Tu aurais dû voir Alain ! Il collectionnait les devinettes comme les femmes les colifichets.
— Un amateur, Roland, mon vieux, dit Eddie.
— Merci. Écoutez celle-ci : Qui, couchée dans son lit / Dresse soudain la tête / D’abord blanche, elle rougit / Et plus elle grossit / Plus la vieille lui fait fête ?
Eddie éclata de rire.
— Une queue ! hurla-t-il. Un poil vulgaire, Roland, mais j’adore ! J’adore !
Roland secoua la tête.
— Mauvaise réponse. Une bonne devinette est tantôt une énigme au niveau des mots, comme celle de Jake pour le fleuve, tantôt davantage semblable à un tour de magie, qui te fait regarder dans une direction, alors que les choses se passent ailleurs.
— C’est à double détente, déclara Jake, qui expliqua ce qu’Aaron Deepneau lui avait dit à propos de la devinette sur Samson.
Roland approuva d’un hochement de tête.
— Une fraise ? fit Susannah, qui répondit ensuite à sa question. Bien sûr que c’est une fraise ! C’est comme pour la devinette du feu. Une métaphore s’y cache. Une fois qu’on l’a pigée, on peut résoudre la devinette.
— J’ai fait une métaphore sexuelle, mais elle m’a giflé et planté là quand je lui en ai causé, dit Eddie avec tristesse.
Tous l’ignorèrent.
— Si tu remplaces « et plus elle grossit » par « et plus elle mûrit », c’est fastoche ! D’abord blanche, elle rougit. Plus elle mûrit, plus la vieille lui fait fête.
Susannah semblait satisfaite d’elle-même.
Roland hocha le menton.
— La réponse que j’ai toujours entendu donner était une éruption d’acné, mais je suis certain que toutes deux ont le même sens.
Eddie prit Tradéridéra, Devine-moi ! et se mit à le feuilleter.
— Que dis-tu de celle-ci, Roland ? Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?
Roland se renfrogna.
— Est-ce là un nouveau témoignage de ta sottise ? Je te préviens que ma patience est…
— Non. Je t’ai promis d’être sérieux, et je le suis… du moins je m’efforce de l’être. C’est dans ce bouquin et il se trouve que je connais la réponse. Je l’ai entendue quand j’étais gosse.
Jake, qui connaissait lui aussi la réponse, cligna de l’œil à l’adresse d’Eddie. Celui-ci lui fit un clin d’œil en retour et s’amusa de voir Ote s’essayer à les imiter. Le bafouilleux ferma les yeux, abandonnant la partie.
Roland et Susannah, pendant ce temps, réfléchissaient à l’énigme.
— Cela doit avoir quelque chose à voir avec l’amour, dit Roland. A door, adore[10] Quand l’adoration n’est plus de l’adoration… Hum…
— Hum, dit Ote.
Son imitation du ton pensif de Roland était un petit chef-d’œuvre. Eddie refit un clin d’œil à Jake. Ce dernier couvrit sa bouche de sa main pour dissimuler un sourire.
— La réponse est-elle amour mensonger ?
— Non.
— Fenêtre ! dit soudain Susannah avec détermination. Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? Quand c’est une fenêtre !
— Non.
Eddie souriait à présent jusqu’aux oreilles. Jake, lui, était frappé de constater à quel point Roland et Susannah étaient loin de la bonne réponse. Il y a là de la magie à l’œuvre, songea-t-il. Pas de tapis volants ni d’éléphants qu’on escamote, mais de la magie quand même. L’activité à laquelle ils étaient en train de se livrer — se poser tout bêtement des devinettes autour d’un feu de camp — lui apparut soudain dans une lumière entièrement neuve. C’était comme jouer à colin-maillard, sauf qu’ici le bandeau était remplacé par des mots.
— Je donne ma langue au chat, dit Susannah.
— Moi aussi, renchérit Roland. Dis-le-nous si tu sais.
— La réponse est : quand elle est hors de ses gonds. Tu piges l’astuce ? (Eddie scruta le visage de Roland où pointait une lueur d’intelligence et demanda, légèrement anxieux :) Elle n’est pas bonne ? J’ai essayé d’être sérieux, ce coup-ci, Roland… parole !
— Elle n’est pas mauvaise du tout. Au contraire, elle est excellente. Cort l’aurait trouvée, j’en suis certain… Alain aussi, probablement. C’est très futé. J’ai fait ce que je faisais toujours à l’école : j’ai compliqué les choses et je suis passé à côté de la réponse.
— Il y a vraiment quelque chose dans cette devinette, hein ? fit Eddie, songeur.
Roland acquiesça d’un signe de tête, mais celui-ci fut perdu pour Eddie, qui avait plongé son regard au cœur du feu, où des douzaines de roses s’épanouissaient puis se fanaient dans les braises.
— Encore une, dit Roland, ensuite au lit. À partir de ce soir, toutefois, nous allons prendre des tours de garde. Toi d’abord, Eddie, puis Susannah. Je prendrai le dernier.
— Et moi ? demanda Jake.
— Plus tard, ça pourra se faire. Pour l’heure, il est plus important que tu dormes.
— Tu crois vraiment que c’est nécessaire ? s’enquit Susannah.
— Je ne sais pas — ce qui est en soi la meilleure raison pour le faire. Jake, choisis-nous une devinette dans ton livre.
Eddie tendit Tradéridéra, Devine-moi ! au gamin, qui feuilleta les pages et s’arrêta non loin de la fin.
— Ouah ! Celle-là, elle est super !
— Voyons voir, dit Eddie. Si ce n’est pas moi qui la trouve, ce sera Susannah. On nous connaît dans les foires de toute la contrée sous le nom d’Eddie Dean et sa reine de la Devine.
— On est bien spirituel, ce soir, on dirait, fit Susannah. On verra ce qu’il restera de ton humour quand tu auras fait le planton au bord de la route jusqu’à minuit ou à peu près, mon chou.
— « Je suis et pourtant n’existe pas, lut Jake, je viens toujours sans qu’on m’appelle. Parfois courte, longue parfois, je ne vous lâche pas d’une semelle. »
Ils discutaillèrent près d’un quart d’heure, mais aucun ne fut capable d’avancer la moindre réponse.