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En arrivant dans son palais de l'île Vassili, il constate avec stupeur que tout le mobilier de Pierre II a été retiré par une équipe de déménageurs et transporté au palais d'Été où le tsar, lui dit-on, compte s'installer désormais. Outré, le Sérénissime se précipite pour demander des explications aux officiers de la Garde chargés de surveiller le domaine. Toutes les sentinelles ont déjà été relevées et le chef de poste annonce, d'un air contrit, qu'il n'a fait qu'obéir aux ordres impériaux. L'af faire a donc été préparée de longue main. Ce qui aurait pu passer pour une lubie de prince est, à coup sûr, le signal d'une rupture définitive. Pour Menchikov, c'est l'écroulement d'un édifice qu'il a bâti depuis des années et qu'il croyait solide comme le granit des quais de la Néva. Qui est à l'origine de la catastrophe ? se demande-t-il avec angoisse. La réponse ne fait aucun doute. C'est Alexis Dolgorouki et son fils, le ravissant et sournois Ivan, qui ont tout manigancé. Comment faire pour sauver ce qui peut l'être encore ? Implorer la mansuétude de ceux qui l'ont abattu ou se tourner vers Pierre et tenter de plaider sa cause devant lui ? Alors qu'il hésite sur la meilleure tactique à adopter, il apprend qu'après avoir rejoint sa tante Élisabeth au palais d'Été le tsar a réuni les membres du Haut Conseil secret et qu'il discute avec eux des sanctions supplémentaires qui s'imposent. Le verdict tombe sans même que l'accusé ait été appelé à présenter sa défense. Très probablement excité par Élisabeth, Nathalie et le clan des Dolgorouki, Pierre a ordonné l'arrestation du Sérénissime. Devant le major général Simon Saltykov, venu lui signifier sa condamnation, Menchikov ne peut que rédiger une lettre de protestation et de justification, dont il doute qu'elle sera transmise au destinataire.

Dès le lendemain, les châtiments se multiplient, de plus en plus iniques, de plus en plus infamants. Dépouillé de ses titres et de ses privilèges, Menchikov est exilé à vie dans ses terres. La lente caravane emmenant le proscrit, avec les quelques biens qu'il a pu réunir en hâte, quitte Saint-Pétersbourg sans que personne se soucie de son départ. Celui qui était tout hier n'est plus rien aujourd'hui. Ses plus fervents obligés sont devenus ses pires ennemis. La haine du tsar le poursuit d'étape en étape. A chaque relais, un courrier du palais lui annonce une disgrâce nouvelle. A Vichni-Volotchok, ordre de désarmer les serviteurs du favori déchu ; à Tver, ordre de renvoyer à Saint-Pétersbourg les domestiques, les équipages et les voitures en surnombre ; à Kline, ordre de confisquer à Mlle Marie Menchikov, ex-fiancée du tsar, la bague de ses accordailles annulées ; aux abords de Moscou, enfin, ordre de contourner l'antique cité du couronnement et de continuer la route sans retard jusqu'à Orenbourg, dans la lointaine province de Riazan6.

Le 3 novembre, en atteignant cette ville aux confins de la Russie d'Europe et de la Sibérie occidentale, Menchikov découvre, avec un serrement de cœur, le lieu de relégation qui lui a été affecté. La maison, enfermée entre les murs crénelés de la forteresse, a tout d'une prison. Des sentinelles montent la garde devant les issues. Un officier est chargé de surveiller les allées et venues de la famille. Les lettres de Menchikov sont contrôlées avant leur expédition. C'est en vain qu'il tente de se racheter en envoyant des messages de repentir à ceux qui l'ont condamné. Alors qu'il refuse encore de s'avouer vaincu, le Haut Conseil secret reçoit un rapport du comte Nicolas Golovine, ambassadeur de Russie à Stockholm. Ce document confidentiel dénonce de récents agissements du Sérénissime qui, avant sa destitution, aurait touché cinq mille ducats d'argent des Anglais pour avertir la Suède des dangers que lui faisait courir la Russie en soutenant les prétentions territoriales du duc de Holstein. Cette trahison d'un haut dignitaire russe au profit d'une puissance étrangère ouvre la voie à une nouvelle série de délations et de coups bas. Des centaines de lettres, les unes anonymes, les autres signées, s'amoncellent sur la table du Haut Conseil secret. Dans une émulation qui ressemble à une curée, chacun reproche à Menchikov ses enrichissements suspects et les millions de pièces d'or découvertes dans ses différentes maisons. Johann Lefort croit même utile de signaler à son gouvernement que la vaisselle d'argent saisie le 20 décembre dans une cachette du principal palais de Menchikov pesait soixante-dix pouds7 et qu'on espérait trouver d'autres trésors au cours de prochaines perquisitions. Cette accumulation d'abus de pouvoir, de malversations, de vols et de trahisons mérite que le Haut Conseil secret la sanctionne sans pitié. Le châtiment initial étant jugé trop doux, on institue une commission judiciaire qui commence par arrêter les trois secrétaires du despote démasqué. Puis on lui adresse un questionnaire en vingt points, auquel il est sommé de répondre « dans les meilleurs délais ».

Cependant, alors qu'ils s'étaient mis d'accord sur la nécessité d'éliminer Menchikov, les membres du Haut Conseil secret se chamaillent déjà sur le partage du pouvoir après sa chute. Dès l'abord, Ostermann a pris la direction des affaires courantes ; mais les Dolgorouki, forts de l'ancienneté de leur nom, se montrent de plus en plus pressés de supplanter « le Westphalien ». Leurs rivaux directs sont les Galitzine, dont l'arbre généalogique est, disent-ils, au moins aussi glorieux. Chacun de ces champions veut tirer la couverture à soi sans trop se préoccuper ni de Pierre II ni de la Russie. Puisque le tsar ne songe qu'à s'amuser, il n'y a aucune raison pour que les grands serviteurs de l'État s'obstinent à défendre le bonheur et la prospérité du pays au lieu de penser à leurs propres intérêts. Les Dolgorouki comptent sur le jeune Ivan, si séduisant et si habile, pour détourner le tsar de sa tante Élisabeth et de sa sœur Nathalie, dont les ambitions leur paraissent louches. De son côté, Dimitri Galitzine charge son gendre, l'élégant et peu scrupuleux Alexandre Boutourline, d'entraîner Sa Majesté dans des plaisirs assez variés pour l'éloigner de la politique. Mais Élisabeth et Nathalie ont subodoré la manœuvre des Dolgorouki et des Galitzine. Elles s'unissent pour ouvrir les yeux du jeune tsar sur les dangers qui le guettent entre les deux mignons aux dents longues. Or, Pierre a hérité de ses ancêtres le refus des contraintes. Toute remontrance lui paraît une insulte à sa dignité. Il rabroue sa sœur et sa tante. Nathalie n'insiste pas davantage. Quant à Élisabeth, la voici qui passe à l'ennemi. A force de fréquenter les amis de son neveu, elle est tombée amoureuse de ce même Alexandre Boutourline qu'elle aurait voulu combattre. Gagnée par la licence effrénée de son neveu, elle est prête à le rejoindre dans toutes les manifestations de sa frivolité. La chasse et l'amour deviennent, pour elle comme pour lui, les deux pôles de leur activité. Et qui mieux qu'Alexandre Boutourline pourrait satisfaire leur goût commun de l'imprévu et de la provocation ? Bien entendu, le Haut Conseil secret et, à travers lui, toute la cour, toutes les ambassades sont avertis des extravagances du tsar. Il est temps, pense-t-on, de le couronner pour l'assagir. C'est dans cette atmosphère de libertinage et de rivalités intestines que les dirigeants politiques de la Russie préparent les cérémonies du sacre, à Moscou.