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Le décès du tsar est enfin annoncé par cent un coups de canon tirés de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Les cloches de toutes les églises sonnent le glas. Il est temps de prendre une décision. La nation entière attend de savoir qui elle devra adorer ou craindre dans l'avenir. Consciente de sa responsabilité devant l'Histoire, Catherine se rend, à huit heures du matin, dans une grande salle du palais où sont réunis les sénateurs, les membres du Saint-Synode et les hauts dignitaires des quatre premières classes de la hiérarchie, sorte de Conseil des Sages qu'on nomme la « Généralité » de l'empire. D'emblée, la discussion prend un tour passionné. Pour commencer, le secrétaire particulier de Pierre le Grand, Makarov, jure sur les Évangiles que le tsar n'a pas rédigé de testament. Saisissant la balle au bond, Menchikov plaide avec éloquence pour la veuve de Sa Majesté. Premier argument invoqué : ayant épousé, en 1707, l'ancienne servante livonienne Catherine (née Marthe Skavronska), Pierre le Grand a voulu, un an avant sa mort, qu'elle fût sacrée impératrice en la cathédrale de l'Archange, à Moscou. Par cet acte solennel et sans précédent, il a tenu, selon Menchikov, à confirmer qu'il n'y avait pas lieu de recourir à un quelconque testament puisque, de son vivant, il a pris soin de faire bénir son épouse comme seule héritière du pouvoir. Mais l'explication paraît spécieuse aux adversaires de cette thèse : ils objectent que, dans aucune monarchie au monde, le couronnement de la femme d'un monarque ne lui confère ipso facto le droit à la succession. A l'appui de cette contestation, le prince Dimitri Galitzine avance la candidature du petit-fils du souverain, Pierre Alexeïevitch, le propre fils d'Alexis. Cet enfant, du même sang que le défunt, devrait passer avant tous les autres prétendants. Oui, mais, étant donné l'âge tendre du garçon, ce choix impliquerait la désignation d'une régence jusqu'à sa majorité. Or, toutes les régences, en Russie, ont été marquées par des complots et des désordres. La dernière en date, celle de la grande-duchesse Sophie, a failli compromettre le règne de son frère Pierre le Grand. Elle a ourdi contre lui de si noires intrigues qu'il a fallu la jeter dans un couvent pour l'empêcher de nuire. Est-ce ce genre d'expérience que les nobles veulent renouveler en portant au pouvoir leur protégé, flanqué d'une conseilleuse tutélaire ? Selon les adversaires de cette combinaison, les femmes ne sont pas aptes à diriger les affaires d'un aussi vaste empire que la Russie. Elles ont, disent-ils, les nerfs trop fragiles et s'entourent de favoris trop gourmands dont les extravagances coûtent très cher à la nation. A cela, les tenants du petit Pierre rétorquent que Catherine est une femme comme l'était Sophie et qu'à tout prendre une régente imparfaite vaut mieux qu'une impératrice inexpérimentée. Bondissant sous l'affront, Menchikov et Tolstoï rappellent aux critiques que Catherine a témoigné d'un courage quasi viril en suivant son mari sur tous les champs de bataille et d'un esprit avisé en participant, dans l'ombre, à toutes ses décisions politiques. Au plus chaud du débat, des murmures d'approbation s'élèvent vers le fond de la salle. Quelques officiers de la Garde se sont faufilés dans l'assemblée sans y avoir été invités et donnent leur avis sur une question qui, en principe, ne regarde que les membres de la Généralité. Indigné par cette outrecuidance, le général Repnine veut chasser les intrus, mais Ivan Boutourline s'est déjà approché d'une fenêtre et agite mystérieusement la main. A ce signal, des roulements de tambour retentissent au loin, accompagnés par la musique martiale des fifres. Deux régiments de la Garde, convoqués en hâte, attendent dans une cour intérieure du palais l'ordre d'intervenir. Tandis qu'ils pénètrent bruyamment dans l'édifice, Repnine, cramoisi, hurle : « Qui a osé... sans mes ordres... ? » « J'ai pris ceux de Sa Majesté l'impératrice », lui répond Ivan Boutourline sans se démonter. Cette manifestation de la force armée étouffe les dernières exclamations des protestataires. Dans l'intervalle, Catherine s'est éclipsée. Dès les premières répliques, elle était sûre de sa victoire. En présence de la troupe, le grand amiral Apraxine se fait confirmer par Makarov qu'il n'existe aucun testament s'opposant à la décision de l'assemblée et, ainsi rassuré, conclut avec bonhomie : « Allons offrir nos hommages à l'impératrice régnante ! » Les meilleurs arguments sont ceux du sabre et du pistolet. Convaincue en un clin d'œil, la Généralité, princes, sénateurs, généraux et ecclésiastiques, se dirige docilement vers les appartements de Sa toute nouvelle Majesté.

Afin de respecter les formes légales, Menchikov et Ivan Boutourline promulguent, le jour même, un manifeste certifiant que « le très sérénissime prince Pierre le Grand, empereur et souverain de toutes les Russies », a voulu régler la succession de l'empire en faisant couronner « sa chère épouse, notre très gracieuse impératrice et Dame Catherine Alexeïevna [...], à cause des grands et importants services qu'elle a rendus à l'avantage de l'Empire russien [...] »Au bas de la proclamation, on peut lire : « Donné à Saint-Pétersbourg, au Sénat, le 28 janvier 17253. »

La publication de ce document ne provoquant aucune récrimination sérieuse, ni parmi les notables, ni dans la population de la capitale, Catherine respire : l'affaire est dans le sac. C'est pour elle une seconde naissance. Quand elle songe à son passé de fille à soldats, elle est prise de vertige devant son élévation au rang d'épouse légitime, puis de souveraine. Ses parents, de simples fermiers livoniens, sont morts de la peste l'un et l'autre, alors qu'elle était toute jeunette. Après avoir erré, affamée et déguenillée, à travers le pays, elle a été recueillie par le pasteur luthérien Glück, qui l'a employée comme servante. Mais l'orpheline aux formes appétissantes a vite trahi sa surveillance, courant les routes, couchant dans les bivouacs de l'armée russe en campagne pour la conquête de la Livonie polonaise et montant en grade d'un amant à l'autre, jusqu'à devenir la maîtresse de Menchikov, puis celle de Pierre lui-même. Si celui-ci l'a aimée, ce n'est certes pas pour sa culture, car elle est à peu près illettrée et baragouine le russe, mais il a eu maintes fois l'occasion d'apprécier sa vaillance, son entrain et ses appâts plantureux. Le tsar a toujours recherché les femmes bien en chair et d'esprit simple. Même si Catherine l'a souvent trompé, même s'il lui en a voulu de ses infidélités, il est revenu à elle après les pires querelles. A l'idée que, cette fois-ci, la « rupture » est définitive, elle se sent à la fois punie et soulagée. Le sort qu'il lui a réservé lui paraît extraordinaire, non point tant à cause de ses origines modestes qu'à cause de son sexe, historiquement voué aux seconds rôles. Aucune femme avant elle n'a été impératrice de Russie. De tout temps, le trône de cet immense pays a été occupé par des mâles, suivant la ligne héréditaire dans l'ordre descendant. Même après la mort d'Ivan le Terrible et la confusion qui a suivi, ni l'imposteur Boris Godounov, ni le chancelant Fédor II, ni la théorie des faux Dimitri qui ont traversé les « Temps troubles n'ont rien changé à la tradition monarchique de la virilité. Il a fallu attendre l'extinction de la maison de Rurik, le fondateur de l'ancienne Russie, pour qu'on se résigne à faire élire un tsar par une assemblée de boyards, de prélats et de dignitaires, le Sobor. Choisi par elle, le jeune Michel Fédorovitch a été le premier des Romanov. Après lui, la transmission du pouvoir impérial s'est déroulée sans trop de heurts pendant près d'un siècle. C'est en 1722 seulement que Pierre le Grand, rompant avec l'usage, a décrété que désormais le souverain pourrait désigner son héritier comme bon lui semblerait, sans se soucier de l'ordre dynastique. Ainsi, grâce à ce novateur qui a déjà bouleversé les mœurs de son pays de fond en comble, une femme, bien que sans naissance et sans qualification politique, aura les mêmes droits qu'un homme de monter sur le trône. Et la première bénéficiaire de ce privilège exorbitant, ce sera une ancienne domestique, une Livonienne d'origine, protestante de surcroît, qui est devenue russe et orthodoxe sur le tard et dont les seuls titres de gloire ont été acquis dans les alcôves. Est-il possible que ces mains qui jadis ont tant de fois lavé la vaisselle, retapé les lits, blanchi le linge sale et préparé la mangeaille de la soldatesque soient les mêmes que celles qui demain, parfumées et chargées de bagues, signeront les oukases dont dépendra l'avenir de millions de sujets perclus de respect et de crainte ?