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Ces soûleries et ces coucheries n'empêchent pas Catherine, dès qu'elle a recouvré ses esprits, de se conduire en véritable autocrate. Elle houspille et gifle ses servantes pour une peccadille, parle haut devant ses conseillers ordinaires, assiste sans broncher aux fastidieuses parades de la Garde, monte à cheval pendant des heures pour se détendre les nerfs et prouver à tout un chacun sa résistance physique. Comme elle a le sens de la famille, elle fait venir de leurs lointaines provinces des frères et des sœurs dont Pierre le Grand a toujours voulu ignorer l'existence. A son invitation, d'anciens paysans livoniens ou lithuaniens, mal dégrossis et engoncés dans des vêtements d'apparat, débarquent dans les salons de Saint-Pétersbourg. Des titres de comte et de prince s'abattent sur leur tête, au grand scandale des aristocrates authentiques. Quelques-uns de ces nouveaux courtisans aux mains calleuses rejoignent les habituels commensaux de Sa Majesté dans les conclaves de la bonne humeur et du dévergondage.

Cependant, si avide soit-elle d'amusements débridés, Catherine garde toujours quelques heures dans son emploi du temps pour s'occuper des affaires publiques. Certes, Menchikov continue à lui dicter les décisions quand il s'agit de l'intérêt de l'État, mais, d'une semaine à l'autre, Catherine s'enhardit jusqu'à contester parfois les opinions de son mentor. Tout en reconnaissant qu'elle ne saura jamais se passer des avis de cet homme compétent, dévoué et retors, elle le convainc d'instituer autour d'elle un Haut Conseil secret, comprenant, outre son inspirateur Menchikov, d'autres personnages dont la fidélité à Sa Majesté est notoire : Tolstoï, Apraxine, le vice-chancelier Golovkine, Ostermann... Ce cabinet suprême rejette dans l'ombre le traditionnel Sénat, qui ne débat plus que des questions secondaires. C'est à l'instigation du Haut Conseil que Catherine décide d'adoucir le sort des Vieux Croyants poursuivis pour leurs conceptions hérétiques, de créer une Académie des sciences selon le vœu de Pierre le Grand, d'accélérer l'embellissement de la capitale, de veiller au creusement du canal de Ladoga et d'équiper l'expédition du navigateur danois Vitus Behring à destination du Kamtchatka.

Ces sages résolutions font bon ménage, dans la tête bouillonnante de la tsarine, avec le goût de l'alcool et de l'amour. Elle est tour à tour vorace et avisée, bassement sensuelle et froidement lucide. A peine a-t-elle goûté aux joies complémentaires du pouvoir et de la volupté qu'elle revient à son souci primordial : celui de la famille. Toute mère, fût-elle tsarine, a pour mission de veiller à l'établissement de ses filles dès qu'elles atteignent l'âge de la puberté. Catherine a donné le jour à deux filles agréables à regarder et d'un esprit assez vif pour plaire autant par leur conversation que par leur visage. L'aînée, Anna Petrovna, a été promise récemment au duc de Holstein-Gottorp, Charles-Frédéric. Personnage chétif, nerveux et disgracieux, il n'a guère que son titre pour séduire la jeune fille. Mais la raison peut tenir lieu de sentiments lorsque, derrière l'union des âmes, se profilent des alliances politiques et des annexions territoriales. Le mariage ayant été retardé par la mort de Pierre le Grand, Catherine projette de le célébrer dès le 21 mai 1725. Par soumission à la volonté maternelle, Anna se résigne à ce qui n'est pour elle qu'un triste pis-aller. Elle a dix-sept ans. Charles-Frédéric en a vingt-cinq. L'archevêque Théophane Prokopovitch, qui quelques semaines auparavant a célébré en slavon, langue de l'Église, l'office funèbre de Pierre le Grand, bénit l'union de la fille du disparu avec le fils du duc Frédéric de Holstein et de Hedwige de Suède, elle-même fille du roi Charles XI. Comme le fiancé ne parle ni le slavon ni le russe, un interprète lui traduit les passages essentiels en latin. Le festin est égayé par les contorsions et les grimaces d'un couple de nains jaillis, au moment du dessert, des flancs d'un énorme pâté en croûte. L'assistance s'étrangle de rire et éclate en applaudissements. La jeune mariée elle-même s'en amuse. Elle ne se doute pas de l'amère déception qui l'attend. Trois jours après la cérémonie nuptiale, le résident saxon mande à son roi que Charles-Frédéric a déjà découché à trois reprises, laissant Anna se morfondre seule dans son lit. « La mère est au désespoir du sacrifice de sa fille », écrit-il dans son rapport. Peu après, il ajoutera que l'épouse dédaignée se console « en passant la nuit chez les uns et chez les autres2 ».

Tout en regrettant que sa fille aînée soit tombée sur un « mauvais numéro », Catherine refuse de s'avouer vaincue et cherche à intéresser son gendre aux affaires publiques puisqu'il paraît peu tenté par les affaires amoureuses. Elle a deviné juste : Charles-Frédéric est un mordu de la politique. Invité à participer aux réunions du Haut Conseil secret, il se lance dans les débats avec tant d'ardeur que Catherine, alarmée, estime parfois qu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Insatisfaite de ce premier gendre, elle songe à corriger son erreur de parcours en combinant pour sa seconde fille, Élisabeth, la préférée de Pierre le Grand, un mariage que toute l'Europe lui enviera. Cette Europe, elle l'a surtout connue à travers les propos de son mari et, depuis peu, en écoutant les rapports de ses diplomates. Mais, si Pierre le Grand était séduit par la rigueur, la discipline et l'efficacité germaniques, elle est, pour sa part, de plus en plus sensible au charme et à l'esprit de la France, dont ceux qui ont visité ce pays lui rebattent les oreilles. On affirme autour d'elle que les fastes et les divertissements de la cour de Versailles sont d'un raffinement inégalable. Certains vont même jusqu'à soutenir que l'élégance et l'intelligence dont s'enorgueillit le peuple français servent à enrubanner de mille grâces l'autorité éclairée de son gouvernement et la puissance de son armée. L'ambassadeur de France, Jacques de Campredon, entretient souvent Catherine de l'intérêt que présenterait un rapprochement entre deux pays qui ont tout pour s'entendre. Un tel accord délivrerait, selon lui, l'impératrice des sournoises interventions de l'Angleterre, qui ne manque pas une occasion de s'immiscer dans les différends de la Russie avec la Turquie, le Danemark, la Suède ou la Pologne. Depuis quatre ans que ce diplomate distingué a pris ses fonctions à Saint-Pétersbourg, il n'a cessé de prôner, en catimini, une alliance franco-russe. Dès ses premiers pas à la cour, il avait avisé son ministre, le cardinal Dubois, que la fille cadette du tsar, la jeune Élisabeth Petrovna, « très aimable et très bien faite », serait une excellente épouse pour un prince de la maison de France. Mais, à l'époque, le Régent était favorable aux Anglais et craignait de les irriter en manifestant quelque intérêt pour une grande-duchesse russe. Tenace, Jacques de Campredon revient maintenant à son idée initiale. Les négociations rompues avec le tsar ne peuvent-elles se renouer, après la mort de celui-ci, avec la tsarine ? Campredon veut en persuader son gouvernement et, pour préparer le terrain, redouble d'amabilité envers Catherine. L'impératrice est flattée, dans son orgueil maternel, de l'admiration que le diplomate témoigne à sa fille. N'est-ce pas, se dit-elle, comme un signe précurseur de l'attachement que tous les Français éprouveront un jour pour la Russie ? Elle se rappelle avec émotion la tendresse que Pierre le Grand nourrissait autrefois envers la petite Élisabeth, si jeune alors, si blonde, si gracile, si joueuse. La gamine n'avait que sept ans lorsqu'il avait demandé au peintre français Caravaque, familier du palais à Saint-Pétersbourg, de la peindre nue pour pouvoir la contempler à toute heure, selon son caprice. Il aurait été assurément très fier que son enfant, si belle et si vertueuse, fût choisie comme épouse par un grand prince de France. Quelques mois après les funérailles de son mari, Catherine se montre de nouveau attentive aux suggestions de Campredon. Les pourparlers matrimoniaux reprennent entre eux au point où ils les avaient laissés à la disparition du tsar.