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A cette obsession funeste, Élisabeth en ajoute bientôt une autre : la peur d'un incendie. Le vieux palais d'Hiver où la tsarine habite à Saint-Pétersbourg depuis le début de son règne est une immense bâtisse en bois, qui, à la moindre étincelle, flamberait comme une torche. Si le feu prenait dans quelque recoin de ses appartements, elle perdrait tous ses meubles, toutes ses images saintes, toutes ses robes. Sans doute n'aurait-elle pas le temps de fuir et périrait-elle elle-même dans le brasier. De tels sinistres sont fréquents dans la capitale. Il faudrait avoir le courage de déménager. Mais pour aller où ? La construction du nouveau palais qu'Élisabeth a confiée à Rastrelli a pris un retard tel qu'on ne peut espérer voir la fin des travaux avant deux ou trois ans. L'architecte italien réclame trois cent quatre-vingt mille roubles pour terminer les seuls appartements privés de Sa Majesté. Or, cet argent, elle ne l'a pas et ne sait où le prendre. L'entretien de son armée en campagne lui coûte les yeux de la tête. En outre, au mois de juin 1761, un incendie a ravagé les dépôts de chanvre et de lin, marchandises précieuses dont la vente aurait aidé à remplir les caisses de l'État.

Pour se consoler de cette pénurie et de ce désordre typiquement russes, la tsarine s'est remise à boire de grandes quantités d'alcool. Quand elle a avalé un nombre suffisant de verres, elle s'écroule sur son lit, terrassée par un sommeil de brute. Ses caméristes veillent à son repos. Elle a de plus auprès d'elle un gardien de nuit, le spalnik, chargé de prêter l'oreille à sa respiration, d'écouter ses doléances et de calmer ses angoisses dès qu'elle reprend conscience entre deux plongées dans le noir. Sans doute confie-t-elle à ce bonhomme inculte, naïf et humble comme un animal domestique, les inquiétudes qui l'assaillent dès qu'elle ferme les yeux. A force de mijoter dans sa tête, les histoires de la famille et les subtilités de la politique forment un brouet indigeste. Remâchant de vieilles rancunes et de vaines illusions, elle espère que la mort attendra du moins qu'elle ait signé un accord définitif avec le roi de France avant de la frapper. Que Louis XV n'ait pas voulu d'elle comme fiancée quand elle n'avait que quatorze ans et que lui n'en avait que quinze, cela peut, à la rigueur, se comprendre. Mais qu'il hésite à la reconnaître aujourd'hui comme unique et fidèle alliée, alors qu'ils sont tous deux au sommet de la gloire, voilà, juge-t-elle, qui dépasse l'entendement. Ce n'est pas ce gredin de Frédéric II qui refuserait une pareille aubaine ! Il est vrai que le roi de Prusse compte sur le grand-duc Pierre pour amener la Russie à résipiscence. Élisabeth préférerait être maudite par l'Église plutôt que d'accepter une telle humiliation ! Pour prouver qu'elle est encore de taille à s'occuper des affaires, elle prend, le 17 novembre, des mesures destinées à alléger l'impôt, très impopulaire, sur le sel et publie, dans un souci d'indulgence tardive, une liste de prisonniers à vie qu'il serait temps de libérer. Peu après, une hémorragie plus violente que d'habitude l'oblige à interrompre toute activité. A chaque quinte de toux, elle vomit des flots de sang. Les médecins ne quittent plus son chevet. Ils avouent qu'à leur avis tout espoir est perdu.

Le 24 décembre 1761, Élisabeth reçoit l'extrême-onction et trouve assez de force pour répéter, après le prêtre, les paroles de la prière des agonisants. Dans ce monde qui peu à peu se détache d'elle, comme aspiré vers le néant, elle devine la pitoyable agitation de ceux qui, demain, la porteront en terre. Ce n'est pas elle qui est en train de mourir, c'est l'univers des autres. N'ayant pris aucune décision au sujet de sa succession, elle s'en remet à Dieu pour régler le sort de la Russie après son dernier soupir. Ne sait-on pas mieux là-haut qu'ici-bas ce qui convient au peuple russe ? Jusqu'au lendemain, 25 décembre, jour de la naissance du Christ, la tsarine lutte contre la nuit qui envahit son cerveau. Vers trois heures de l'après-midi, elle cesse de respirer et un grand calme se répand sur son visage, où restent encore quelques traces de fard. Elle vient d'entrer dans sa cinquante-troisième année.

Quand les portes de la chambre mortuaire s'ouvrent à deux battants, tous les courtisans assemblés dans le salon d'attente s'agenouillent, se signent et baissent la tête pour entendre l'annonce fatidique prononcée par le vieux prince Nikita Troubetzkoï, procureur général du Sénat : « Sa Majesté Impériale Élisabeth Petrovna s'est endormie dans la paix du Seigneur. » Le prince ajoute la formule consacrée : « Elle nous a ordonné de vivre longtemps. » Enfin, il précise d'une voix forte, afin d'abolir toute équivoque : « Dieu garde notre Très Gracieux Souverain, l'empereur Pierre III. »

Après le décès d'Élisabeth, « la Clémente », ses proches font le pieux inventaire de ses armoires et de ses coffres. Ils y découvrent quinze mille robes, dont certaines n'ont jamais été portées par Sa Majesté, sauf peut-être certains soirs de solitude pour se contempler dans une glace.

Les premiers à s'incliner devant le corps maquillé et paré de la défunte sont, comme il se doit, son neveu Pierre III, qui a du mal à dissimuler sa joie, et sa belle-fille Catherine, déjà préoccupée de la façon dont elle utilisera cette nouvelle donne dans la distribution des cartes. Le cadavre, embaumé, parfumé, mains jointes et couronne en tête, reste exposé pendant six semaines dans une salle du palais d'Hiver. Parmi la foule qui défile devant le cercueil ouvert, nombre d'inconnus pleurent Sa Majesté qui aimait tant les petites gens et n'hésitait pas à punir les fautes des grands. Mais les regards des visiteurs vont irrésistiblement du masque impassible de la tsarine au visage pâle et grave de la grande-duchesse, agenouillée près du catafalque Catherine semble abîmée dans une prière sans fin. En réalité, si elle murmure d'interminables oraisons, elle n'en réfléchit pas moins à la conduite qu'elle devra adopter dans l'avenir pour déjouer l'hostilité de son mari.

A la présentation de feu l'impératrice au peuple dans le palais succède le transfert de la dépouille à la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan. Là encore, pendant les cérémonies religieuses, qui dureront dix jours, Catherine étonne l'assistance par les manifestations de son chagrin et de sa piété. Veut-elle prouver ainsi à quel point elle est russe, alors que son époux, le grand-duc Pierre, ne manque jamais une occasion de montrer qu'il ne l'est pas ? Pendant le transport solennel du cercueil de la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan à celle de la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul pour l'inhumation dans la crypte réservée aux souverains de Russie, le nouveau tsar scandalise les esprits les plus évolués en ricanant et en se contorsionnant derrière le char funèbre. Sans doute se venge-t-il de toutes les humiliations passées en faisant un pied-de-nez à la morte. Mais nul ne rit de ses pitreries un jour de deuil national. En observant son mari à la dérobée, Catherine se dit qu'il travaille inconsciemment à sa perte. D'ailleurs, il annonce très vite la couleur de ses intentions. Au cours de la nuit qui suit son avènement, il donne l'ordre aux troupes russes d'évacuer immédiatement les territoires qu'elles occupent en Prusse et en Poméranie. Dans le même temps, il offre à Frédéric II, le vaincu d'hier, de signer avec lui un « accord de paix et d'amitié éternelles ». Aveuglé par son admiration pour un ennemi si prestigieux, il menace d'imposer à la garde impériale russe l'uniforme holsteinois, de dissoudre d'un trait de plume quelques régiments jugés trop dévoués à la défunte, de mettre au pas l'Église orthodoxe et d'obliger les prêtres à se raser la barbe et à porter la redingote, à l'exemple des pasteurs protestants.