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Le palais de ce personnage omnipotent est situé au cœur de Saint-Pétersbourg, au milieu d'un superbe parc, sur l'île Vassili. Pour traverser la Néva, en attendant la construction d'un pont réservé à son usage personnel, Menchikov dispose d'une galère à rames, dont l'intérieur est tapissé de velours vert. En débarquant sur la rive opposée, il monte dans une voiture à la caisse dorée, armoriée et au fronton orné d'une couronne princière. Six chevaux aux harnais de velours couleur amarante, brodés d'or et d'argent, sont attelés à ce chef-d'œuvre d'orfèvrerie et de confort sur roues. De nombreux heiduques le précèdent lors de ses moindres courses en ville. Deux pages montés le suivent, deux gentilshommes de la cour caracolent à hauteur des portières et six dragons ferment la marche et écartent sans ménagement les curieux1. Personne, dans la capitale, n'entoure ses déplacements d'une telle magnificence. Pierre souffre en silence de cette ostentation qui relègue chaque jour un peu plus dans l'ombre la figure du vrai tsar, auquel même le peuple, semble-t-il, ne songe plus. Mettant le comble à sa ruse, Menchi-kov a attendu que l'empereur ait prêté serment devant la Garde pour annoncer que désormais, par mesure de sécurité, Sa Majesté logera non plus au palais d'Hiver, mais dans son palais à lui, sur l'île Vassili. Tout le monde s'étonne de cette « mise sous cloche » du souverain, mais aucune voix ne s'élève pour protester. Les principaux opposants, Tolstoï, Devier, Golovkine, ont été exilés à temps par le nouveau maître de la Russie. Ayant installé Pierre, superbement il est vrai, dans sa propre demeure, Menchikov surveille de près ses fréquentations. Le barrage qu'il dresse aux portes des appartements impériaux est infranchissable. Seules les tantes du tsar, Anna et Élisabeth, sa sœur Nathalie et de rares hommes de confiance sont admis à lui rendre visite. Parmi ces derniers, il y a le vice-chancelier André Ivanovitch Ostermann, l'ingénieur et général Burchard-Christophe von Münnich, maître d'œuvre des grands travaux, le comte Reinhold Loewenwolde, ancien amant de Catherine Ire et agent à la solde de la duchesse de Courlande, le général écossais Lascy, au service de la Russie et qui a su éviter les troubles au moment du décès de l'impératrice, enfin l'inévitable et incorrigible duc Charles-Frédéric de Holstein, toujours hanté par l'idée d'un retour du Sleswig dans l'escarcelle familiale. Menchikov les a tous chapitrés, endoctrinés, soudoyés afin qu'ils préparent son futur gendre à n'être empereur que de nom et à lui abandonner définitivement la conduite des affaires. En leur confiant l'éducation de cet adolescent déraison-nable et impulsif, tout ce qu'il leur demande, c'est de lui donner le goût de paraître en lui ôtant le goût d'agir. Le gendre idéal serait, pour lui, un parangon de nullité et de bonnes manières. Peu importe qu'il soit ignare, qu'il n'ait aucune notion de politique, pourvu qu'il sache se tenir dans un salon. Ordre est donné à l'entourage de Sa Majesté de l'instruire en surface, mais surtout pas en profondeur. Or, si la plupart des mentors choisis par Menchikov se plient à cette consigne, le plus cauteleux et le plus avisé du groupe commence déjà à ruer dans les brancards.

Tandis que Menchikov croit avoir gagné la partie, le Westphalien Ostermann rassemble autour de lui ceux que la vanité et l'arrogance du nouveau dictateur agacent. Ils ont depuis longtemps remarqué la sourde hostilité de Pierre envers son beau-père virtuel et ils épaulent en cachette la cause de leur souverain. Ils sont bientôt rejoints dans leur conspiration par la sœur de Pierre, Nathalie, et par ses deux tantes, Anna et Élisabeth. Pressenti par les instigateurs de ce petit complot tribal pour s'associer à leur projet, le duc Charles-Frédéric de Holstein avoue qu'il militerait volontiers, lui aussi, pour l'émancipation de Pierre II, surtout si elle pouvait s'accompagner d'une reconnaissance de ses propres droits sur le Sleswig et — bien entendu — sur la Suède. Justement, Elisabeth vient de se fiancer avec un autre descendant des Holstein, Charles-Auguste, cousin germain de Charles-Frédéric, candidat au trône de Courlande et évêque de Lübeck. Cette circonstance ne peut que renforcer la détermination du clan hollsteinois à secouer le joug de Menchikov et à libérer Pierre II d'une tutelle humiliante.

Hélas ! le 1er juin 1727, le jeune évêque Charles-Auguste est emporté par la variole. Du jour au lendemain, Élisabeth n'a plus de soupirant, plus d'espoir conjugal. Après la dérobade de Louis XV, elle vient de perdre un autre prétendant, moins prestigieux, certes, que le roi de France, mais qui lui aurait assuré un établissement très honorable pour une grande-duchesse de Russie. Devant un tel acharnement du sort contre ses rêves d'épousailles, elle se décourage, prend la cour de Saint-Pétersbourg en aversion et se retire, avec son beau-frère putatif Charles-Frédéric et sa sœur Anna, dans le château d'Ékaterinhof, à la lisière de Saint-Pétersbourg, sous les ombrages d'un parc immense entouré de canaux. Dans ce cadre idyllique, elle compte beaucoup sur l'affection de ses proches pour l'aider à oublier sa déconvenue.

Le jour même de leur départ, Menchikov offre dans son palais un festin faramineux en l'honneur des accordailles de sa fille aînée, Marie, avec le jeune tsar Pierre II. La promise, parée et endiamantée comme une châsse, reçoit à cette occasion le titre d'Altesse Sérénissime et la garantie d'une rente annuelle de trente-quatre mille roubles pris sur le Trésor de l'État. Plus parcimonieux lorsqu'il s'agit de dédommager la tsarevna2 Élisabeth, Menchikov ne lui alloue que douze mille roubles pour adoucir la rigueur de son deuil3. Mais Élisabeth veut passer aux yeux de tous pour une fiancée inconsolable. Elle estime que le fait de n'être pas encore mariée à dix-huit ans et de n'intéresser que des ambitieux aux considérations strictement politiques est un sort trop cruel pour qu'elle s'en contente plus longtemps. Heureusement, ses amis se dévouent pour trouver, en Russie ou à l'étranger, un remplaçant de qualité à Charles-Auguste. A peine a-t-on expédié le cercueil du défunt à Lübeck qu'on évoque devant Élisabeth la possible candidature de Charles-Adolphe de Holstein, le propre frère du disparu, mais aussi celle du comte Maurice de Saxe et celles de tel ou tel gentilhomme aux mérites facilement vérifiables.

Tandis qu'à Ékaterinhof Élisabeth rêve à ces différents partis dont elle connaît à peine le visage, à Saint-Pétersbourg Menchikov, en homme pratique, étudie les avantages des fiancés disponibles sur le marché. A ses yeux, la tsarine à demi veuve représente une excellente monnaie d'échange dans les tractations diplomatiques en cours. Mais ces préoccupations matrimoniales ne lui font pas perdre de vue l'éducation de son pupille impérial. Observant que Pierre paraît, depuis peu, moins extravagant que par le passé, il recommande à Ostermann d'accentuer sa lutte contre la paresse naturelle de son élève en l'habituant à des horaires fixes, qu'il s'agisse d'études ou de délassements. Le Westphalien est secondé dans cette tâche par le prince Alexis Grigorievitch Dolgorouki, « gouverneur adjoint ». Celui-ci se présente souvent au palais avec son jeune fils, le prince Ivan, un beau gaillard de vingt ans, élégant et efféminé, qui amuse Sa Majesté par son intarissable bavardage.

A son retour d'Ékaterinhof, où elle a passé quelques semaines de retraite sentimentale, Élisabeth s'installe au palais d'Été, mais il ne se passe pas de jour sans qu'elle rende visite, avec sa sœur Anna, à son cher neveu dans sa cage dorée. Elles écoutent ses confidences d'enfant gâté, partagent son engouement pour Ivan Dolgorouki, l'éphèbe irrésistible, et les accompagnent tous deux dans leurs sorties nocturnes et leurs joyeuses bombances. Malgré les remontrances de leurs chaperons masculins, un vent de folie souffle sur ce quatuor de dévergondés. Dès le mois de décembre 1727, Johann Lefort met au courant son ministre à la cour de Saxe des frasques du jeune Pierre II : « Le maître [Pierre II] n'a d'autres occupations que de courir les rues jour et nuit avec la princesse Élisabeth et sa sœur, de visiter le chambellan Ivan [Ivan Dolgorouki], les pages, les cuisiniers et Dieu sait qui encore. » Donnant à entendre que le souverain sous tutelle a des goûts contre nature et que le délicieux Ivan l'entraîne dans des jeux interdits au lieu de combattre ses penchants, Lefort poursuit : « On pourrait croire que ces malavisés [les Dolgorouki] prêtent la main aux diverses débauches en insinuant [au tsar] les sentiments du dernier Russe. Je sais un appartement attenant au billard où le sous-gouverneur [le prince Alexis Grigorievitch Dolgorouki] lui ménage des parties fines [...]. On ne se couche qu'à 7 heures du matin4. »