Выбрать главу

Ces divertissements d'une jeunesse assoiffée de plaisirs n'inquiètent guère Menchikov. Tant que Pierre et ses tantes s'étourdiront dans des intrigues amoureuses et des coucheries secondaires, leur influence politique sera nulle. En revanche, le « Sérénissime » craint que le duc Charles-Frédéric de Holstein, dont les ambitions l'exaspèrent, ne passe outre aux mises en garde de son épouse Anna et ne cherche à ruiner, par des exigences hors de propos, le modus vivendi que le Haut Conseil secret a su imposer au petit tsar et à ses proches. Afin de couper court aux rêves insensés de Charles-Frédéric, Menchikov lui retire, par un oukase qui a échappé à la vigilance de Pierre II, un soir de soûlerie, la possession de l'île d'Œsel, dans le golfe de Riga, que le couple avait reçue comme cadeau de mariage, et rogne sur la liste civile du duc. Ces manifestations d'un esprit mesquin s'accompagnent de tant de basses vexations distillées par Menchikov que le duc et sa femme se fâchent pour de bon et préfèrent quitter une capitale où on les traite en parents pauvres et en intrus. En embrassant sa sœur avant de s'embarquer, le cœur gros, avec son mari pour Kiel, Anna est saisie d'un pressentiment funeste. Elle confie à ses proches qu'elle appréhende, aussi bien pour Élisabeth que pour Pierre, les agissements de Menchikov. Selon elle, il est un implacable ennemi de leur famille. A cause de sa taille de géant et de ses larges épaules, elle l'a surnommé « le très orgueilleux Goliath » et elle prie le ciel pour que Pierre II, nouveau David, abatte le monstre d'orgueil et de méchanceté qui a fait main basse sur l'empire.

Après le départ de sa sœur pour le Holstein, Élisabeth tente d'abord d'oublier ses chagrins et ses alarmes dans le tourbillon de la galanterie. Pierre l'aide dans cette entreprise de diversion en inventant chaque jour de nouvelles occasions de se lutiner et de s'enivrer. Il n'a que quatorze ans et ses désirs sont ceux d'un homme. Pour s'assurer une plus grande liberté de mouvement, Élisabeth et lui émigrent dans l'ancien palais impérial de Péterhof. Un moment, ils peuvent croire que leurs vœux secrets sont sur le point d'être exaucés, car Menchikov, qui jouit pourtant d'une santé de fer, est soudain pris de malaise, crache le sang et doit s'aliter. Selon les échos qui parviennent à Péterhof, les médecins jugent que l'indisposition peut être durable, sinon fatale.

Durant cette vacance du pouvoir, les conseillers habituels se réunissent pour commenter les affaires courantes. En plus de la maladie du Sérénissime, un autre événement d'importance, survenu entre-temps, les embarrasse : la première femme de Pierre le Grand, la tsarine Eudoxie, qu'il a incarcérée au couvent de Souzdal, puis transférée dans la forteresse de Schlüsselburg, refait tout à coup surface. L'empereur l'avait répudiée jadis pour épouser Catherine. Vieille, affaiblie, mais encore vaillante après trente ans de réclusion, Eudoxie est la mère du tsarévitch Alexis, mort sous la torture, et la grand-mère du tsar Pierre II, lequel, du reste, ne l'a jamais rencontrée et n'en éprouve pas le besoin. A présent qu'elle est sortie de sa prison et que Menchikov, son ennemi juré, est cloué sur son lit, les autres membres du Haut Conseil secret estiment que le petit-fils de cette martyre, si digne dans son effacement, se doit de lui rendre une visite d'hommage. La démarche leur paraîtrait d'autant plus opportune qu'Eudoxie passe, dans le peuple, pour une sainte sacrifiée à la raison d'État. Un seul hic, mais il est de taille : Menchikov ne se formalisera-t-il pas d'une initiative prise sans le consulter ? On en discute ferme entre spécialistes de la chose publique. Certains suggèrent de profiter du prochain couronnement du jeune tsar, qui doit avoir lieu à Moscou au début de 1728, pour ménager une rencontre historique entre l'aïeule incarnant le passé et le nouveau tsar incarnant l'avenir. Déjà Ostermann, les Dolgorouki et d'autres personnages de moindre envergure adressent des messages de dévotion à la vieille tsarine et sollicitent son appui en vue des tractations futures. Mais Eudoxie, confite dans les prières, les jeûnes et les souvenirs, se désintéresse de l'agitation des courtisans. Elle a trop souffert autrefois de l'atmosphère frelatée des palais pour souhaiter une autre récompense que la paix dans la lumière du Seigneur.

Alors que la grand-mère aspire au repos éternel, le petit-fils, la tête embrasée, ne tient plus en place. Mais ce ne sont pas des mirages de grandeur qui le hantent. Loin de cette habouchka de légende, Élisabeth l'entraîne de fête en fête. Les parties de chasse alternent avec les pique-niques improvisés, les coucheries dans quelque pavillon rustique avec les rêveries au clair de lune. Un léger parfum d'inceste pimente le plaisir que Pierre éprouve à caresser sa jeune tante. Rien de tel que le sentiment de la culpabilité pour sauver le commerce amoureux des tristesses de l'habitude. Si l'on s'en tient à la morale, les rapports entre un homme et une femme deviennent vite aussi ennuyeux que l'accomplissement d'un devoir. Sans doute est-ce cette conviction qui incite Pierre à se livrer à des expériences parallèles avec Ivan Dolgorouki. Pour le remercier des satisfactions intimes qu'il lui procure, avec l'assentiment d'Élisabeth, il le nomme chambellan et le décore de l'ordre de Sainte-Catherine, réservé, en principe, à des dames. On en fait des gorges chaudes à la cour et les diplomates étrangers s'empressent de commenter, dans leurs dépêches, les frasques à double sens de Sa Majesté. Évoquant l'inconduite de Pierre II en l'absence de Menchikov malade, certains citent le dicton français : « Quand le chat n'est pas là, les souris dansent. » Déjà, ils enterrent le Sérénissime. C'est mal connaître la résistance physique de celui-ci. Soudain, il ressurgit au milieu de cette chiennerie où les manœuvres de l'ambition le disputent aux exigences du sexe. S'imagine-t-il qu'il lui suffira d'élever la voix pour que les trublions rentrent sous terre ? Dans l'intervalle, Pierre II a pris du poil de la bête. Il ne tolère plus que qui que ce soit, y compris son futur beau-père, se permette de contrecarrer ses désirs. Devant Menchikov abasourdi et proche de l'apoplexie, il hurle : « Je t'apprendrai qui est le maître ici5 ! »

Cet accès de colère rappelle à Menchikov les terribles éclats de son ancien maître, Pierre le Grand. Pressentant qu'il serait imprudent de défier un agneau devenu enragé, il feint de ne voir dans cette fureur qu'un enfantillage tardif et quitte Péterhof, où Pierre l'a si mal accueilli, pour aller se reposer dans sa propriété d'Oranienbaum. Avant de plier bagage, il a pris soin de convier toute la compagnie à la fête qu'il compte donner dans sa résidence de campagne en l'honneur du tsar et pour célébrer sa propre guérison. Mais Pierre II s'entête et, sous prétexte que le Sérénissime n'a pas invité nommément Élisabeth, refuse de se rendre à la réception. Afin de souligner son mécontentement, il part même ostensiblement avec sa tante pour chasser le gros gibier dans les environs. Tout au long de cette escapade mi-cynégétique, mi-amoureuse, il se demande comment se déroulent les réjouissances imaginées par Menchikov. N'est-il pas étrange qu'aucun de ses amis n'ait suivi son exemple ? La peur de déplaire à Menchikov est-elle si forte qu'ils n'hésitent pas à déplaire au tsar ? En tout cas, il se soucie peu de savoir quels sont les sentiments de Marie Menchikov, qui a failli être sa fiancée et qui se trouve reléguée au magasin des accessoires. Au contraire, dès que les invités de Menchikov sont de retour d'Oranienbaum, il les interroge avidement sur l'attitude du Sérénissime pendant les festivités. Pressés de libérer leur conscience, ils racontent tout en détail. Ils insistent notamment sur le fait que Menchikov a poussé l'insolence jusqu'à s'asseoir, en leur présence, sur le trône préparé pour Pierre II. A les entendre, leur hôte, perdu d'orgueil, n'a cessé de se comporter comme s'il était le maître de l'empire. Ostermann se déclare aussi offusqué que si c'était à lui que le Sérénissime avait manqué d'égards. Le lendemain, profitant d'une absence de Pierre II, qui est retourné à la chasse avec Élisabeth, Ostermann reçoit Menchikov à Péterhof et lui reproche d'un ton sec, au nom de tous les amis sincères de la famille impériale, l'incongruité dont il s'est rendu coupable envers Sa Majesté. Piqué par ces remontrances d'un subalterne, Menchikov le prend de haut et regagne Saint-Pétersbourg en méditant une vengeance qui ôtera à jamais à cette bande d'intrigants l'envie de comploter contre lui.