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En réalité, on a peu parlé de « l’affaire » au cours de ce bouffement. Durdelat, tout ce qu’il a fait valoir, c’est que je devais donner le change. Absolument prendre une allure innocente pour entreprendre mes recherches. S’agissait pas de me pointer là-bas avec une pelle et une pioche et de retourner le sol finlandais au nez et à la barbichette des éventuels Soviets aux aguets, encore que le régime ayant changé, on ne pouvait plus parler de « Soviets ». Pourtant Durdelat savait « de source sûre » que les services du K.G.B. et ses corollaires restaient toujours aussi vigilants et actifs. Ce qu’il convenait de faire, c’était de se composer un look de complète innocence. Se rendre invisible à force de banalité. Insuspectable, tu mords ? Je préfère ce néologisme à « insoupçonnable » il est plus proche de la réalité, l’exprime avec davantage de force. Et à mesure qu’il faisait prévaloir son argument, Durdelat, mon idée initiale se muait en plan que je peaufinais mentalement.

Avant la séparation, je lui ai demandé si la Finlandaise qui était venue lui casser le morcif résidait toujours à Paris. Il a sorti un calepin lourd de mystères. Avec les gribouillis qu’il recelait, tu pouvais foutre la merde dans toutes les directions. Le général avait passé des années à chercher des cadavres dans les placards des gens haut placés, à identifier la marque des casseroles attachées à leurs queues. Ce vieux carnet noir devait valoir une fortune pour un aigrefin (nègre fin). Le futé qui le lui secouerait pourrait s’acheter un yacht, une chasse en Sologne avec château et dix 500 SL comme la mienne. Il a potassé les feuillets fripés, couverts de sa minuscule écriture qu’il parvenait à déchiffrer sans loupe. Il rotait d’abondance en tournant les pages, biscotte le champ’ de Chilou. Le dirlo des Services, son foie, son estom’ et toute sa tuyauterie allaient bientôt lui dire merde. Il arrivait gentiment au point de rupture. Ça coïnciderait avec sa retraite, ainsi il saurait comment l’occuper. S’il comptait la passer à visiter l’Amérique du Sud ou à pêcher le gros dans l’océan Indien, ç’allait être râpé. Ce qui l’attendait, c’était des blocs opératoires et, en guise de lignes à thon, il aurait droit à des chiées de drains dans le baquet, le général. On voyait perler sa cirrhose mondaine au bord de ses cils, et quand il rotait, ça puait l’égout comme lorsqu’il va pleuvoir.

Il s’est arrêté de touiller du doigt le magma de feuillets froissés et a vérifié la date du jour au cadran de sa montre d’acier.

— Elle quitte Paris ce soir à vingt-deux heures, me dit-il. Vous aimeriez la rencontrer ?

— Ça vous étonne, mon général ?

— Pas du tout, fiston, c’est le contraire qui m’aurait surpris. Son groupe et elle sont descendus à l’hôtel Paname et Panama, rue de Rivoli. Je dois vous noter ça ?

— C’est déjà fait, réponds-je en tapotant mon crâne. Et vous avez dit, tout à l’heure, qu’elle se nommait Heinaven ?

— Exact ! Bravo pour la mémoire ! Karola Heinaven, domiciliée à Tulpplo, au nord de la Finlande. Son père a une scierie, là-bas.

— Merci.

Je leur ai pris congé. Chilou a voulu m’imiter, mais son cul était devenu de plomb et il est retombé dessus, comme une poire blette sur le sien, au bas d’un espalier.

Je me suis dit qu’ils allaient continuer de biberonner, les deux crabes, au lieu d’aller se faire mâcher comme ils prétendaient en avoir l’intention. C’était préférable, pour parachever leur réconciliation.

Avant de quitter l’établissement, j’ai dit au patron de me garder la note de leurs futures libations. Gentleman jusqu’au bout, Antoine.

Il faut !

Bon, ces demoiselles, selon le portier, faisaient une croisière à bord d’un bateau-mouche et ne rentreraient pas avant dix-huit heures. « Ces demoiselles » ! Je voyais le genre. Le voyage organisé de pécores. Pas un julot pour égayer un peu le travel, lui donner du piquant. On avait dû les traîner dans un cabaret à la flan (et au flanc) de Montmartre où je pariais qu’elles avaient gambillé entre elles, façon vieilles filles au bal du village. Le « Gay Paris », je voyais le topo. Un gai Paris pour veuves du troisième âge ! Elles qui devaient tremper leurs petites culottes à imaginer cette ville de perdition. Elles s’étaient pointées le cœur battant, avec des arrière-pensées voyouses, et on les avait fait chier avec le Louvre, le Centre Pompidou, la tour Eiffel et les bateaux-mouches. La joie ! L’ivresse ! A nous deux Päris[2] !

J’ai lorgné ma tocante : il était seize heures quarante-sept. Plus d’une plombe à tuer. Un laps de temps crétin. T’as pas le temps d’entreprendre quoi que ce soit, même pas celui de visionner une toile cochonne à Saint-Lazare. Je suis allé au bar : y avait personne, même pas un barman. J’ai choisi un recoin derrière le piano quart de queue, m’y suis installé au mieux et j’ai piqué un somme. Un mec qui pratique mes activités doit utiliser tous ses temps morts à roupiller. On est tellement sur la brèche, nous autres les draupers de choc ! Toujours à puiser dans nos réserves. Faut-il encore que nous en ayons ! Une ronflette d’une plombe, c’est bon à encaisser. Crois-moi, ça se capitalise. Je me défais de mes grolles, dénoue le bouton de col de ma limouille et j’appareille…

J’aime bien la Finlande. C’est chiant mais beau. Un patelin en marge. Dans les villes t’as des gonziers de tous âges qui courent, vêtus de training, avec un sérieux tout plein marrant. Et puis, la campagne est superbe. Désolée et formidable. Personne ou presque. Des forêts, des lacs ; des lacs, des forêts, comme ça jusqu’à perpette. Des routes rectilignes où y a jamais personne, sinon des rennes qui broutent l’herbe des talus.

Voilà que j’envape. La somnolence devient sommeil. Pourtant j’en écrase sans perdre la notion des choses. Je continue de savoir où je suis et ce que j’y fais. La réalité ne lâche pas prise. Rien n’est sectionné entre elle et moi.

Je continue de dériver au fil de ma vie. Il fait frais dans ce bar vide et silencieux. Ça baigne pour moi. Dans ces périodes indécises, le temps a une drôle de manière de s’écouter. Il a perdu son rythme habituel. Il avance par saccades, tantôt rapides, tantôt engluées dans un ralenti irréel. Ma comprenette fait des couacs. Sans vergogne, je me suis progressivement allongé sur la banquette de velours pelucheux. Clodo de luxe ! Cette fois, j’en concasse pour de bon.

C’est un murmure de conversation qui m’éveille. J’émerge brutalement, comme quand ton con de vieux réveil déclenche aux aubes sa sonnerie patibulaire.

Un homme parle dans une langue qui n’est pas portée à ma connaissance. Une femme lui répond dans une autre que le gonzier n’entrave pas. M’ont pas l’air sortis de l’albergo, ces deux.

Le mec demande :

— Do you speak english, miss Heinaven ?

— Non.

— French, alors ?

— Oui.

— Très bien, alors parlons français.

Moi, tu penses si je biche ! J’ai les tympans rémoulade. Il a dit « Miss Heinaven » ! MA gonzesse ! Heinaven ! La poulette que je viens voir. Cela s’appelle the bol, non ?

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2

Note pour mes potes de l’imprimerie : laissez le tréma sur Päris, ils en foutent sur presque tous les mots en Finlande. Merci.

San-A.