Et elle désigne Télé 7 Jours, réceptacle de la photo sans yeux.
— Elle lui en voulait à ce point ?
— Une carne, monsieur. Riri ne vous a rien dit ?
— De quoi voulez-vous parler ? éludé-je.
— Le jour de son départ, à cette putain, mon fils a porté ses bagages jusqu’à l’auto qui l’emmenait à Paris. Avant d’y monter, elle lui a dit : « Votre garce de mère et vous êtes heureux de me voir partir, vous avez fait tout ce que vous pouviez pour qu’on en arrive là. Vous vouliez conserver votre mainmise sur Clotaire, n’est-ce pas ? Mais je vous préviens que vous ne le garderez pas toujours. Je mettrai le temps qu’il faudra, je me vengerai !
Marie Tournelle a le visage tout dur, soudain, pareil à un caillou gris. Elle retrouve sa haine engourdie par le temps. La réchauffe dans son giron. Ça lui redonne de l’énergie, un louche appétit.
— Ne cherchez pas : c’est elle, c’est bien elle.
— Vous ne l’avez pas dit aux enquêteurs au moment du meurtre ?
Elle hoche la tête.
— Pensez-vous, ils ont arrêté le garçon tout de suite.
— Et, vraiment, vous ne croyez pas à la culpabilité de Gaspard ?
La vieille caresse sa barbe dont elle paraît très satisfaite.
— Je vais vous dire…
Elle décamote de l’index un reste de hachis coincé quelque part dans la région de ses fausses prémolaires.
— Je vais vous dire : ce neveu, il n’avait pas la tête à ça. Bien sûr, il semblait pressé de voir M. Clotaire et il paraissait très nerveux, ne tenait pas en place, et puis c’est vrai qu’il avait un petit air arsouille, ça, d’accord, malgré tout…
Juste comme moi. Je suis frappé de nous voir unissonner, la vieille et bibi, dans ce sentiment instinctif que d’Alacont n’est pas coupable. Très important, ça.
— A l’époque du drame, vous rappelez-vous que M. de Bruyère traduisait un manuscrit chinois que lui avait confié un journaliste ?
Elle réfléchit. Mais là, ça foire nettement, côté souvenirs.
— Vous savez, son travail, il nous en causait guère, nous, on n’avait pas son intelligence…
— Essayez de vous souvenir. Un manuscrit chinois…
Elle se frotte le caberluche pour en faire partir des étincelles.
— Chinois, oui, ça me dit vaguement… Chinois… Ce qu’il était savant, tout de même, mon Clotaire. Chinois… Vous l’auriez vu dans son bureau, au milieu de ses bouquins. Il écrivait sans regarder. C’était sa manie : sans regarder. Il continuait de lire dans un livre épais comme un édredon de ferme, et il écrivait pendant ce temps, sans regarder son stylo ni sa feuille, et si je vous disais : il réussissait à écrire bien d’aplomb, bien droit, avec des lignes qui avaient toutes le même écartement. Sans regarder ! Mon bon Clotaire… Chinois ! C’est tout lui. Attendez, ça me revient, une bêtise. Un tantôt je lui apporte son thé — il buvait trois thés dans la journée —, et il riait au milieu de ses grimoires. Il riait comme… comme…
— Un bossu ? proposé-je à tout hasard, bien que les bossus de mes relations ne soient pas particulièrement réjouis.
Mais Marie saute sur la propose :
— C’est ça : comme un bossu.
Elle rit à ses souvenirs, à cette vision de Bruyère riant. C’est du présent qui lui dégouline, tout chaud, tout vivant. Clotaire de Bruyère est là, dans l’infâme salon. Et il rit. Et Marie le regarde, l’entend rire avec ravissement, parce qu’il aura été l’homme de sa vie : le bébé branlé, puis l’adolescent culbuteur, et le mari en peine qu’elle devait bigrement remonter contre sa Brioche, je devine…
— Pourquoi riait-il ? insisté-je.
— Je ne sais pas, répond la vieillarde. Je ne sais pas. Il répétait seulement : « la plus grande découverte depuis le feu et la roue, Marie, la plus grande ! » Tout autre lui aurait demandé des explications. Moi, pas, c’était l’habitude. Il m’annonçait des trucs tout à trac, parfois, mais il aurait pas toléré que je le questionne. C’était comme s’il s’était causé à lui-même, comprenez-vous ? Ah ! la cloche ! La promenade, je dois aller. Excusez… J’ai été contente de vous rencontrer. Quand vous reverrez Riri, dites-lui que je suis très bien ici. On a la télévision. Et question nourriture, il ne faut pas se plaindre. Y en a qui rouspètent, moi je ne me plains pas. Tenez, le menu d’aujourd’hui, si je vous disais : œufs durs en salade, hachis parmentier, banane. A notre âge c’est bien suffisant. Les gens creusent leur tombe avec leurs dents.
Elle, pour plus de sécurité, elle fout ses dents dans l’assiette des autres…
Je l’embrasse. Un élan. A cause de Félicie, tu crois ? Oui, peut-être. Je l’embrasse pour Riri. Riri qui s’est enfui en apprenant que j’étais un flic et qui se terre dans les halliers, je présume.
Et pourquoi s’est-il aussi sottement enfui, Riri ? Qu’a-t-il à redouter de moi ?
Serait-ce lui l’assassin du comte ?
Voire le complice de l’assassin ?
Comme j’atteins le bout du couloir, Marie Tournelle me hèle.
— Hé ! me lance-t-elle, n’oubliez pas ce que je viens de vous dire : c’est elle qui a fait le coup !
UN HALTÈRE DÉSALTÈRE
Une station d’essence.
Ma jauge étant décadente, j’y stoppe. Un jeune pompiste vient s’informer.
— Le plein et le téléphone ! laconisé-je en m’étirant.
Ma tête est comme une cathédrale vide. Le silence y résonne et une petite lumière y brille, qui est la mémoire de feu M. de Bruyère. Le cher homme m’est extrêmement sympathique. Je l’imagine très bien, ce savant bon vivant. Une personnalité, quoi ; mieux : un personnage. Tout était intéressant chez lui : son savoir, son amour de l’amour, la manière qu’il s’est embroqué nounou, et jusqu’à son tardif mariage avec une dingue d’actrice anglaise (pléonasme ?).
« La plus grande découverte au monde depuis le feu et la roue ! » s’exclamait-il.
Mais en rigolant.
Et pourquoi riait-il ? Parce que ce n’était pas vrai, ou bien parce qu’il jubilait d’avoir pu décrypter le parchemin ?
Je pénètre dans la cabine téléphonique gobeuse de mornifle. Il est assez tard, mais je sonne l’Agence. Et c’est Mathias qui décroche.
— Vous tombez bien, monsieur le commissaire, le directeur vous réclame à cor et à cri : affaire urgente.
— S’il rappelle, dis-lui que je ne suis ni à cor ni à cri, non plus qu’à Konakry, rebuffé-je. Je travaille présentement sur une affaire personnelle qui me passionne. A propos, tu m’as excusé auprès de Sonia ?
Je l’entends qui se trouble.
— Eh bien, je… certainement.
— Comment a-t-elle pris la chose ?
— Eh bien…
— A deux mains, n’est-ce pas, et à pleine bouche ? C’est une gourmande. J’espère que tu ne regrettes pas ton après-midi, Rouillé ?
Il bafouille :
— Ce fut très extrêmement réussi, monsieur le commissaire, je vous remercie pour cette marque de confiance. Cette personne voulait savoir mon adresse privée, mais, par mesure de sécurité, compte tenu de ma situation familiale, je me suis permis de lui dire qu’elle m’appelle au bureau.
Je rigole en évoquant la petite Mme Mathias, une teigneuse de grand style, à la voix haut perchée, qui se fait un malin plaisir de transformer, presque chaque année, quelques centilitres de sperme en quelques kilogrammes de môme.
— Tu as bien fait. J’ai un boulot urgent pour toi, grand baiseur.
— Je suis à votre disposition, répond le rouquin, sans ironie la moindre.
— As-tu entendu parler d’une actrice anglaise nommée Amélia Black ?