— Déleste mes fesses, tranche-t-il. Tu voudrais pas qu’j’m’entraînasse av’c une cuiller à potage.
A l’instar de son illustre voisin, il se dénude l’hémisphère nord.
— J’garde mon bénouze, avertit Bras-d’airain, vu qu’j’ai oublié mon calcif chez Maâme Lauranton où j’sus été prendre des nouvelles de son mari qu’était été à ses soins au dispensaire lorsque j’sus arrivé.
Radieux, il se pose derrière la barre redoutable de l’haltère, jambes écartées, se frotte les mains comme pour se les assouplir, et exécute plusieurs aspirations, entrecoupées d’expirations, tu t’en doutes.
Enfin il se baisse pour emparer la tige métallique. L’instant est émouvant. Là est le suspense. Va-t-il, ou ne va-t-il point ? Sera-t-il échec et mat ? Parviendra-t-il au moins à soulever l’insolite objet qui ressemble, au milieu de cette salle à manger, à un véhicule pas fini ?
Le silence qui précède pourrait être du grand Mozart (de l’Hôtel de Ville).
Nous sommes fascinés, anxieux. Pour ma part, et pour la tienne, ami lecteur, j’en oublie l’affaire de Bruyère et ses ramifications.
Béru s’arc-boute. Tout se tend en lui. Il profère un pet de stentor à haute et intelligible voix. Omet de s’en excuser. Il violit, se distord. Veines et muscles lui jaillissent. Il pousse un cri profond, décisif, comme seul peut-être un ours blanc, dans la désolation arctique, saurait en émettre. Un léger bruit succède : le pantalon du Gros vient d’exploser, pas de se fendre, mais de se désintégrer positivement dans la région la mieux garnie. Poum ! Un grand rond de cul poilu apparaît. L’homme n’en a cure. Sa volonté indomptable (non, raye indomptable qui est trop banal et remplace par incoercible qui ne veut rien dire ici mais qui fait plus riche), sa volonté incoercible, donc, le surdimensionne. L’haltère remue, l’haltère s’élève. C’est émouvant comme les prémices de l’aviation. S’arracher du sol, tout est là. Elle l’a quitté, le sol, voilà ! La loi d’attraction terrestre ? Tiens, smoke ! L’attraction à laquelle nous assistons est autrement fascinante.
Tout Béru vibre, tout Béru tremble, tout Béru geint, tout Béru se met en pas de vis. Mais l’haltère s’élève. D’un coup miséricordieux ! La voilà là-haut, à côté de la suspension, dodelinante à l’extrémité de ses bras invincibles.
Le Gros va éclater. Non : il tient bon. Adrien Ganachet est vert de jalousie gentille.
A ce moment pile, tout se gâte.
— Coucou ! crie une voix, dans le dos du Gros.
C’est Pinaud qui se pointe par la porte que les deux haltérophiles encombrés ont laissée ouverte.
Ce coucou, c’est le grain de sable, la goutte d’eau, le mot de trop. Il surprend Sa Majesté. Or, on n’a pas les moyens de résister à une surprise, aussi minime soit-elle, quand on est en semblable posture. Le Mastar embarde en arrière. Il lâche l’haltère. Ce qui succède n’a jamais été revu depuis les premiers Chaplin. Les six cent quarante-huit kilos disloquent le plancher. Le trouent, le traversent. Or, ce plancher sert de plafond aux voisins du dessous, tu comprends, histoire de ne rien laisser perdre. L’haltère produit comme une bombe. Le voilà qui choit sur une coiffeuse mignonnement enjuponnée et garnie de miroirs et de flacons en tout genre. Juste au pied d’un lit qu’occupe un couple en train de bien faire : les Crottignard, gens aimables au demeurant, lui employé à la compagnie d’assurance la Libellule, elle conseillère municipale communiste de l’arrondissement, mère de trois enfants et de deux filles. Ce vacarme ! Ce crash ! On croit que l’immeuble effondre. Les Crottignard, foudroyés de stupeur en pleine lime, arrivent plus à déculer. Elle, elle part à hurler comme jamais en prenant son pied. Lui, il aboie un peu, façon loup-garou dans les films d’épouvante anglais. C’est dantesque, imprenable. Pour corser encore, leurs mômes radinent en braillant.
— Escusez-moi, balbutie Bérurier, agenouillé au bord du cratère : j’ai laissé tombé quéqu’chose.
La trogne, la voix, le sourire humble du Gros assoupissent la panique de ces gens de bien : lui, ancien élève des jésuites que de mauvaises fréquentations adolescentes conduisirent au P.C., dont il se sépara après avoir lu l’œuvre de M. Roger Garaudy pour s’engager dans les rangs socialistes, parti qu’il quitta le jour où il vit M. François Mitterrand affublé de l’incroyable chapeau que tout le monde sut. Car, un fait est absolument prouvé, bien qu’aucune gazette ne l’eût signalé, si, contrairement à toute attente, la gauche perdit les élections au mois de mars 1978, ce ne fut point à cause de l’éclatement du Programme Commun, mais bel et bien parce que M. Mitterrand se déguisa en faux cow-boy de Saloon-du-Commerce. Ce sont des choses que les Français ne pardonnent pas, n’étant pas portés sur le dîner de têtes et concevant mal qu’un homme aussi brillant et soucieux de le démontrer crut opportun de se faire une silhouette à la con en un moment pareillement grave pour l’avenir du pays. Ouf, la phrase était longuette, peu virgulée, mais utile à soumettre. Donc, gens intéressants que ces Crottignard si bellement imbriqués l’un dans l’une. Lui, tout ce qui précède ; elle, farouche militante communiste malgré les errements politiques de son époux. Excellente mère de famille, sans faiblesses ni fausses couches, toujours à défendre le cher Algérien émigré, la femme au foyer, la semaine de dix-huit heures et la gratuité des transports en commun.
Ils sont là, en bas, sur le flanc, hébétés, à mater la bouille vultueuse du Dodu, puis à considérer cette météorite étrange, issue dirait-on d’un déraillement de chemin de fer céleste. N’osant évaluer les dégâts, mais devinant déjà qu’ils seront conséquents et longs à répertorier. Enfin, prenant conscience de leur posture matrimoniale. Lui, élevé chez les jésuites et il t’en reste toujours des traces, se hâtant de ramener le drap sur ses fesses d’assureur sédentaire ; elle, cessant de faire avec ses jambes une ceinture de lubricité à la taille de son con archi joint de conjoint. La peur laisse place à la colère. Sitôt que Maurice Crottignard a pu s’extraire, de sa femme d’abord, de son lit ensuite, pour s’engouffrer dans une robe de chambre dont les ramages correspondent au plumage, le voilà qui se met à apostropher son voisin du dessus. Le traitant de misérable, d’assassin, de dynamiteur, de veau, de salopard, d’écrabouilleur d’enfants et autres joyeusetés de bonne venue. Tant qu’à la fin, la cruche béruréenne se casse. Et qu’il répond des choses, lui aussi, bien plus malsonnantes, bien mieux tournées ; prenant à témoin les gens de son entourage, dont parmi lesquels un officier de police, afin qu’ils témoignent l’à quel point sont dépravés les mœurs de ces Crottignard qui n’hésitent pas à baiser devant leurs enfants, et qu’il ne laissera pas passer une pareille infâmure, lui, Bérurier. Attentat à la pudeur, inceste après tout, exhibitionnisme ! Ça va aller chercher de la taule et pas qu’un peu. Crottignard rétorque. Ça s’envenime. Fou de rogne, Alexandre-Benoît se prend à compisser l’appartement du dessous par la brèche. La conseillère municipale, bien qu’haïssant l’ordre établi, court appeler Police-Secours. La confusion se juche à des paroxysmes.
Et moi je me mets à trouver la farce moins drôlette.
Jusque-là, le spectacle n’a pas manqué de brio, mais il commence à se faire tard.
Aussi prends-je mon collaborateur à part, lui domine la fureur.
— Gros, tu ne m’as pas rendu compte de ta mission à propos de ce journaliste, Léon de Hurlevon, ça presse.
Il me regarde comme un voyageur endormi dans le train qui, réveillé en sursaut, s’aperçoit qu’il a raté sa station.
— Quoi, le journaliste ? Merde, tu trouves qu’c’est l’moment d’causer chiftir ? Av’c ce truc merdique, là en bas, et une exclavation dans mon plancher. Sans compter ces deux cons, là-dessous, qu’ont pas fini d’nous faire chier la bile, teigneux comme j’les sais toujours à emmerder not’ concierge pour ceci-cela, une femme qui s’dit communiss ! Communiss mon cul, oui ! Conseillère municipale, je te d’mande un peu, au lieu d’s’occuper d’ses miches, la garcerie vivante ! Qu’é doit même pas savoir conflectionner un gratin dauphinois. Tu paries qu’é n’sait pas ?