Félicie débarrasse les assiettes et dispose des coupes de fruits rafraîchis. L’art d’improviser un repas, maman. Et elle a même trouvé le temps de se rhabiller complet, élégante : sa robe grise avec le col vert foncé.
Henri Tournelle plonge sa cuiller à long manche dans la coupe, ramène une moitié d’abricot.
— Pourquoi t’es-tu sauvé, ce matin, en apprenant que j’étais de la police ?
Il prend un air buté de délinquant juvénile confondu par un gendarme. Se décide à bouffer l’abricot. Je le lui laisse manger. Pinaud vide son verre de Chiroubles. Pas très joyce : il préfère le vin blanc. Et moi je commande du vin rouge à l’auberge Saint-Hubert ; je lui sers du vin rouge à la maison, pas pour le contrarier, mais par inadvertance.
— Je te demande pardon, lui dis-je, je vais aller te chercher du muscadet…
Il dodeline.
— C’en n’est pas, ça ? s’étonne ce personnage du tertiaire en montrant son godet de vin rouge.
Je m’aperçois alors qu’il est défoncé, pépère, à bloc. Il tient grâce à ses toiles d’araignée.
— Si, le conforté-je, ça en est.
Il boit.
— Excellent.
Ne consomme pas ses fruits rafraîchis et demande à Félicie la permission de se rendre aux chiches, ce qu’il serait imprudent de lui refuser.
Il y va donc, d’un pas chancelant.
Félicie s’éclipse afin de préparer du café.
Nous voici en tête-à-tête, Tournelle et moi. Ses traits se creusent. Je devine qu’il s’évide, le valet de cœur à Madeleine Moulfol. La peur le prend.
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question, Riri. Pourquoi t’es-tu sauvé, ce matin ?
Il hausse les épaules.
— C’est idiot, oui, je sais…
— Ç’a été un réflexe irréfléchi ?
— Oui.
— Donc, d’instinct, tu as redouté quelque chose de la police ?
Il sait qu’il est coincé par mon raisonnement.
Sa situation n’est pas banale. Quelques heures plus tôt, il s’est enfui comme un braconnier devant le garde en m’apercevant, et à présent, le voici chez moi, à ma table, bouffant mon fricot, comme disaient les bonnes gens de jadis, et buvant mon picrate. Et moi, le flic, je le questionne en veste d’intérieur, tandis que ma maman lui confectionne un aromatique moka.
— Tu ne crois pas qu’il serait beaucoup plus simple de tout me dire ?
Il acquiesce mollement.
— J’ai la gueule d’un croquemitaine ? insisté-je.
— Non.
— C’est toi qui as tué le comte de Bruyère ?
Il est effaré, presque indigné.
— Vous êtes fou !
Il se reprend, balbutie un vague « pardon » en baissant la tête. Il a de la difficulté à s’aligner sur moi. Il lui manque le bord d’attaque, comme on dit en aéronautique, que j’en sais plus long que tu ne penses sur la question, ayant été ingénieur dans une usine d’aviation avant que d’entrer dans la rouscaille. Il fait un blocage avec moi, comprends-tu ? Ce qu’il confierait à d’autres ne « passe pas » lorsqu’il veut me le dire…
Les mots se foutent en travers de son gésier.
Je réfléchis un tantinoche, me lève pour aller rejoindre maman in the kitchen. Elle regarde travailler sa cafetière, Félicie. Une antique cafetière émaillée dans les tons blanc et mauve. On perçoit le gloutement de la flotte devenue café. Ça sent bon.
— Je te fais veiller, ma chérie ?
Elle me rassure d’un beau sourire.
— Tu sais bien que cela me fait plaisir, Antoine.
— Je peux te demander un service ?
— Tu peux tout me demander.
— Le garçon que Pinuche a amené ici me cache quelque chose. Il voudrait libérer sa conscience, mais je l’intimide. Je suis certain qu’à toi il te parlerait sans difficulté. Tu veux bien le questionner ?
Elle a le bon sursaut, m’man.
— Mais, mon grand, je ne peux pas nuire à cet homme !
— Il ne s’agit pas de lui nuire, mais au contraire de l’aider. Il se flanque dans un pot de colle, m’man ; je sens que s’il raconte la vérité, ça se passera bien pour lui et pour moi.
Elle hésite encore. A la fin de son tourment, elle questionne :
— Que faudrait-il lui demander ?
— Simplement de dire ce qu’il s’obstine à taire. Il doit avoir une petite ébréchure au cerveau, un petit rien qui l’empêche de se comporter tout à fait normalement. Il faut l’aider, l’aider, comprends-tu ?
Ma vieille a déjà préparé son plateau pour le caoua. Elle dépose la cafetière au beau milieu des tasses et ça se met à ressembler à une poule parmi ses poussins, stylisé, tu vois ? Elle quitte la cuistance, lestée de son matériel.
Moi, je sors un tabouret de sous la table et m’assieds en attendant que ça se passe… La nuit est sereine, comme toujours chez nous. Avec des bruits familiers, des odeurs qui n’appartiennent qu’à notre logis. Mais je l’ai rabâché cent mille fois, la quiétude de notre pavillon, son jardin, sa tonnelle rouillée, l’encaustique, l’horloge et tout et tout, quoi ! Une vie. Mieux : un monde ! Notre aquarium d’où on emmerde sans se fatiguer, sans même avoir besoin d’y penser, de le vouloir, on emmerde juste en étant ici, en vivant dans cette douilletterie faite à la main, dans ce cœur à cœur quasi silencieux. Riche de tout ce qu’on sent et qu’on ne se dit pas. Des émotions qui vous caressent l’âme comme une musique entendue un dimanche après-midi dans la torpeur d’une ville de province qu’on ne connaît pas, où l’on ne reviendra jamais et qu’on oublie déjà à la regarder…
La toile cirée de la table est à petits carreaux dans les teintes rouille. Tiens, j’avais pas remarqué, au mur, ce calendrier au nom de notre épicerie. La gravure représente un quai de Paris, en automne. Les feuilles mortes ramassées à la pelle. Un quai de jadis, avant les voies sur berge. Épicerie J. Bauregard. Vins et liqueurs. M. J. Bauregard appartient aux habitudes de ma mère. Elle sait son pas, le son de sa voix et des choses de sa vie : question santé, vacances, études des enfants, il y a tant à apprendre sur un homme malgré que ça soit toujours pareil.
— Antoine !
Félicie qui m’appelle.
J’accours.
Elle est assise dans la salle à manger, à la place que j’occupais naguère. Elle a ses avant-bras posés en flèche sur la nappe, les mains jointes.
Riri fait tourniquer sa cuiller dans sa tasse, au milieu de la fumée légère qui spirale.
— M. Tournelle vient de me dire une chose qui le tracassait, et il est d’accord pour que je te la répète, déclare ma chère mother.
Acquiescement de Riri.
— Je ne te cache pas, mon grand, que je souhaite de tout mon cœur qu’elle n’ait pas de conséquences fâcheuses pour M. Tournelle qui me paraît être un très brave homme.
Chère Félicie, tu ne peux savoir à quel point je t’aime à cet instant. Ni combien me touche ce ton de miséricorde profonde.
— Je n’ai pas la moindre envie de lui faire des misères, m’man, tu le sais bien. A moins, bien sûr, que ce qu’il a fait ne soit très grave…
Elle hoche la tête.
— Je ne le crois pas, mon grand, non, je ne le crois pas. Vous lui racontez, monsieur Tournelle, ou préférez-vous que je répète ce que vous venez de me confier ?
Il grommelle :
— Vous qui dites…
Félicie lui sourit mansuétudement. L’indulgence même, cette femme. Pas partielle, que non : l’indulgence pleinière.
— M. Tournelle et sa mère étaient en service chez un noble habitant la Sologne. Leur maître (elle use encore des anciennes formules, par inadvertance, n’a pas réajusté son vocabulaire aux réalités de l’époque) a été assassiné par son neveu, en soixante-seize. Le comte de Bruyère était un savant qui traduisait des manuscrits orientaux, n’est-ce pas, monsieur Tournelle ? Au moment de sa mort, il travaillait sur un document rapporté de Chine par un journaliste. Quelques jours avant sa mort, un mystérieux personnage a contacté M. Tournelle en lui demandant de lui communiquer la traduction en cours, contre une importante somme d’argent ; c’est bien cela, monsieur Tournelle ?