Pour la première fois, Riri participe :
— Il me proposait cinq millions d’anciens francs.
— Mais il a refusé, fait remarquer précipitamment Félicie. Mieux : il a tout raconté à son maître, ce qui est le signe d’une grande probité, n’est-ce pas, monsieur Tournelle ?
« Oui, oui », qu’opine l’interpellé.
— En apprenant la chose, le comte a dit qu’il allait se méfier et placer le document en lieu sûr, il a indiqué sa cachette à M. Tournelle, ce qui prouve qu’il lui accordait toute sa confiance. Et puis le malheureux monsieur a été tué par son neveu, un dévoyé auquel il refusait de l’argent. Et au bout de quelque temps, M. Tournelle et sa maman ont quitté le château. C’est au moment de ce départ que M. Tournelle a repensé au manuscrit du comte. Il l’a sorti de sa cachette et l’a emporté, comme ça, sans idée préconçue. Sa vie s’est réorganisée autrement. Sa vieille maman a pris sa retraite dans une maison spécialisée, lui a trouvé une première place à Orléans, chez un médecin, mais l’ambiance lui déplaisait et, au bout d’un certain temps, il s’est reconverti dans le milieu hôtelier.
Ma pensée, irrésistiblement, vole vers Mado Moulfol, cette nouvelle déesse de ma vie sentimentale. La chère belle âme creuse ! Cet inintérêt sublime ! Ce vide entouré de rien ! Un farouche besoin de la retrouver me point. Je la voudrais pour moi tout seul.
— Et alors ? questionné-je, manière de m’arracher à mon anesthésiante convoitise.
Maman est gênée parce que c’est à partir de là que ça va se gâter pour Riri. A partir de là que ses actions vont enregistrer un spectaculaire recul.
— Des gens l’ont recontacté récemment pour lui parler de ce manuscrit. C’est là que M. Tournelle a eu une petite… heu… faiblesse. Son maître étant décédé, il a cru… Il s’est dit… Il a pensé…
Je fonce à son secours, ma chère chérie.
— Bref, il leur a vendu le manuscrit ?
— Oui, mais comprenons bien son état d’esprit, Antomio.
— Je le comprends. Tu l’as vendu combien, Riri ?
— Cinq millions.
— Ils étaient fermes sur les prix. Et qui étaient ces gens ?
— Deux messieurs.
— Tu les connaissais ?
— Non.
— Jamais vus auparavant ?
— Non.
— L’un d’eux était-il l’homme qui t’avait contacté une première fois ?
— Non.
— Ça s’est passé comment, la transaction ?
— Ils sont venus dîner un soir, au Saint-Hubert. C’est en allant chercher leur voiture au parking qu’ils ont frappé à ma porte : j’habite un petit logement près des hangars.
— Et comment t’ont-ils demandé le papelard en question ?
Riri prend son air le plus emprunté. Des nuages de demeurance lui passent devant la vitrine. Il paraît penser à autre chose ; pas fatalement à la mort de Louis XVI, pas même à celle de Clotaire de Bruyère mais à des trucs davantage sophistiqués, tels que la culture du rutabaga en Laponie ou l’accordage des guitares sèches dans le sud de l’Espagne.
— Ben, ils m’ont demandé si je n’avais pas travaillé chez M. le comte. J’ai dit que si. Ils ont dit que M. le comte avait été un grand savant du langage, et comme quoi il traduisait un document délicat juste avant de mourir. Que ce document, on ne l’avait jamais trouvé. Et que si on remettait la main dessus, la science y gagnerait, que sinon ce serait une grande perte pour l’humanité. Que eux, ils appartenaient au service des recherches spécialisées et qu’il y avait une prime de cinq millions pour qui permettrait de récupérer le manuscrit. Moi, que voulez-vous… J’ai pensé à maman. Je voudrais la mettre dans une maison mieux que celle où elle se trouve ; un endroit où elle aurait sa chambre pour elle toute seule, et où la nourriture serait meilleure. Et puis M. le comte était mort, après tout. Et alors…
— Tu leur as remis le papier ?
— Oui.
— Tu l’avais à portée de main ?
— Il se trouvait au fond de ma valise, entre l’étoffe et le carton de cuir.
— Et c’était comment, ce manuscrit, Riton ?
Félicie cloche un peu. Elle murmure que si nous n’avons plus besoin de rien elle va s’aller coucher. Nous laisser bavarder tranquillement.
Je lui fais la double bise du soir. Riri se lève, fort civilement, pour prendre congé. Maman exit. Je réattaque :
— Hein, Riri, le manuscrit, il se présentait sous quelle forme ?
— Boff, c’était un parchemin, plein de caractères chinois. Assez grand. Épinglés après, il y avait les feuillets de M. le comte.
— Ils étaient rédigés en français ?
— Non, en chinois. M. le comte avait traduit du vieux chinois en chinois d’aujourd’hui. Il est mort avant d’avoir traduit du chinois d’aujourd’hui en français de maintenant. Enfin, je suppose.
— Et ils t’ont donné le pèze tort de suite, les deux types ?
— Oui. Recta. Y en a un qui est allé le prendre dans leur voiture.
— Curieux de laisser tant de fric sur un parking, non ?
— Ça, oui. Mais ils devaient fermer à clé.
— Et le pognon, où est-il ?
— Dans ma chambre du Saint-Hubert, caché. Mais je suis prêt à le rendre.
Le rendre à qui ?
Le téléphone éclate tout à coup dans la baraque. Impérieux, sinistre à cette heure indue. Depuis le haut de l’escalier des chambres, Félicie me demande à la cantonade :
— Je dois répondre ?
— Oui, et si c’est le Vieux, tu ne m’as toujours pas vu.
La sonnerie cesse. Le voyant vert reste allumé un moment sur le poste du salon. M’est avis que ça ne doit pas se passer formide. Enfin, le déclic et la loupiote s’éteint.
Je me rends au bas de l’escalier. M’man est en haut, plus pâlotte que de coutume.
— C’était lui ?
— Oui. Furieux. J’ai l’impression qu’il ne m’a pas crue. Il faut dire que je mens si mal, mon pauvre grand…
— Qu’a-t-il dit ?
— Qu’il entendait pouvoir compter sur ses collaborateurs et que sinon, il en changerait. Que cette partie de cache-cache avait assez duré. Il t’attendra à son bureau demain à dix heures ; si tu n’y es pas, il confiera l’affaire à quelqu’un d’autre. Il s’agit d’une chose très importante nécessitant ton départ à l’étranger.
Elle est tout angoissée, m’man. Frileuse de crainte. Et pourtant pas mécontente de me savoir ici, en bisbille avec ce foutu Dabe qui passe sa vie à m’arracher à celle de Félicie.
— Ne te tracasse pas, m’man. Va dormir. T’ai-je dit que tes ris de veau étaient de première ? Ils méritaient les clés d’or de Gault et Millau.
Je reviens au salon.
— Attends-moi cinq minutes, Riri, je monte me fringuer, on va aller faire un tour.
— Vous m’arrêtez ? bredouille le malheureux.
— Non, sois tranquille.
Mais son regard reste lesté d’incrédulité. Alors j’explose :
— Écoute, fesse de rat, non seulement je ne t’arrête pas, mais de plus tu garderas le blé. Je suis un poulet accommodant, non ?
Il soupire :
— Vous dites ça…
— Riri ! Tu aimes ta vieille, hein ? Bon, moi, j’adore la mienne, si je te jure sur sa vie que je te dis la vérité, tu me croiras ?