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Thémis a des points communs avec l’astre qu’a cru voir Pickering mais Gaby doute qu’il l’ait effectivement observé. (Si c’était le cas, la paternité de la découverte lui échapperait. Mais pour être franc, il semble trop petit et trop pâle pour être observable même par les meilleurs télescopes lunaires.)

Gaby envisage une théorie cataclysmique pour la formation de Thémis : le résultat de la collision de Rhéa avec un astéroïde errant. Thémis pourrait être ce qui reste dudit astéroïde ou bien un fragment arraché à Rhéa elle-même.

Thémis s’annonce donc comme un passionnant défi pour « … la magnifique équipe d’imbéciles que vous connaissez bien maintenant, l’équipage du VES Seigneur des Anneaux. » Cirocco s’écarta du clavier, se croisa les bras derrière la tête et fit craquer ses phalanges. « Foutaises, grommela-t-elle. Et conneries. »

Les caractères verts scintillaient sur l’écran devant elle. Le bas étant encore vide.

C’était une part de son boulot qu’elle retardait toujours au maximum, mais il n’était plus possible d’ignorer le service de presse de la NASA. Thémis n’était selon toute apparence qu’un vulgaire tas de cailloux sans intérêt, mais les publicitaires avaient désespérément besoin d’une histoire à laquelle se raccrocher. Ce qu’il leur fallait également, c’était le facteur humain, de « l’information personnalisée », comme ils disaient. Cirocco faisait de son mieux mais sans pouvoir se plonger dans le genre de détail que désiraient les correspondants de presse. Ce qui n’avait d’ailleurs guère d’importance puisque ce qu’elle venait d’écrire serait monté, récrit, discuté en table ronde, bref cuisiné pour « humaniser » les astronautes.

Cirocco approuvait leur objectif. La majorité des gens se foutait du programme spatial. Ils sentaient que l’argent pouvait être mieux employé sur Terre, sur la Lune ou pour les bases L5[1] Pourquoi le déverser dans le gouffre perdu de l’exploration alors qu’on pouvait tirer tant de profits de programmes de type industriel, tels que la construction en orbite terrestre ? L’exploration était terriblement coûteuse, et Saturne n’avait rien d’autre à offrir qu’un tas de rochers et de vide.

Elle essayait de réfléchir à quelque nouveau moyen de justifier sa présence dans cette première mission d’exploration depuis onze ans lorsqu’un visage s’inscrivit sur l’écran. Ce pouvait être April, comme ce pouvait être August.

« Capitaine, désolée de vous déranger.

— Pas de problème. Je n’étais pas occupée.

— Nous avons ici quelque chose à vous montrer.

— J’arrive tout de suite. »

Elle se dit que ce devait être August. Cirocco s’était attachée à les différencier car en général les jumeaux n’aiment pas qu’on les confonde. Mais elle avait compris peu à peu qu’April et August s’en fichaient.

Mais April et August n’étaient pas des jumelles ordinaires.

Leur vrai nom était 15 April 02 Polo et 3 August 02 Polo. Celui qui était inscrit sur leurs tubes à essai respectifs et que les scientifiques qui avaient été leurs sages-femmes avaient couché sur leur certificat de naissance. Ce qui avait encore renforcé chez Cirocco l’opinion que les scientifiques devraient se voir interdire d’expérimenter sur des sujets qui vivent, respirent et pleurent. Susan Polo, leur mère, était morte depuis cinq ans lorsqu’elles naquirent et ne pouvait donc plus les protéger. Personne d’autre ne semblant enclin à les materner, elles n’avaient eu que leurs sœurs de clone et elles-mêmes en guise d’affection. August avait un jour confié à Cirocco que leur seul ami proche dans leur enfance avait été un singe rhésus au cerveau gonflé. On l’avait disséqué lorsque les gamines avaient sept ans.

« Je ne voudrais pas que ça paraisse trop barbare », avait dit August à cette occasion, c’était une nuit où l’on avait descendu pas mal de verres du vin de soya de Bill. « Ces scientifiques n’étaient pas des monstres. La plupart se comportaient comme des oncles et des tantes sympathiques. Nous avions à peu près tout ce que nous voulions. Je suis certaine que bon nombre d’entre eux nous aimaient. » Elle avait pris un nouveau verre. « Après tout, avait-elle conclu, nous avions coûté un paquet. »

Pour ce prix, les scientifiques avaient eu droit à cinq génies tranquilles et plutôt ombrageux, ce qui correspondait parfaitement à leurs desiderata. Cirocco doutait qu’ils eussent compté sur leur homosexualité incestueuse, mais selon elle ils auraient dû s’y attendre ; elle était aussi prévisible que leur Q.I. élevé. Elles étaient toutes des clones de leur mère, la fille d’une Philippine et d’un Américain d’ascendance japonaise. Susan Polo avait obtenu le prix Nobel de physique et était morte jeune.

Cirocco regarda August tandis qu’elle étudiait un cliché sur le banc cartographique. Elle était le portrait exact de sa célèbre mère lorsqu’elle était jeune : petite taille, cheveux d’un noir de jais, visage étroit, yeux sombres et sans expression. Cirocco n’avait jamais considéré, comme beaucoup de Blancs, que tous les Orientaux se ressemblent, mais les traits d’April et d’August restaient indéchiffrables. Leur peau avait la couleur du café avec beaucoup de crème mais sous l’éclairage rouge du module scientifique August paraissait presque noire.

Elle considéra Cirocco, l’air plus excité qu’à l’accoutumée.

Cirocco soutint son regard un moment puis baissa les yeux. Sur un tapis d’étoiles six lueurs minuscules formaient un parfait hexagone.

Cirocco regarda longuement le cliché.

« C’est le truc le plus dingue que j’aie jamais vu sur un cliché stellaire, concéda-t-elle. Qu’est-ce que c’est ? »

Gaby était harnachée à une chaise à l’autre extrémité du compartiment. Elle sirotait un tube de café.

« C’est la dernière vue de Thémis, dit-elle. Je l’ai prise il y a une heure avec mon équipement le plus sensible aidé d’un programme d’ordinateur pour compenser la rotation.

— Je suppose que cela répond à ma question, dit Cirocco. Mais qu’est-ce au juste ? »

Gaby ménagea une longue pause avant de répondre puis prit une nouvelle gorgée de café.

« Il est possible, répondit-elle, l’air rêveur et détaché, que plusieurs corps puissent orbiter autour d’un centre de gravité commun. En théorie. Personne ne l’a jamais observé. Cette configuration s’appelle une rosette. »

Cirocco attendit patiemment. Lorsque personne ne reprit la parole, elle grogna.

« Au beau milieu du système de Saturne ? Pendant cinq minutes, peut-être. Mais les autres lunes les perturberaient.

— C’est un point, admit Gaby.

— Et comment se seraient-elles formées ? Les probabilités contraires sont énormes.

— Autre point. »

April et Calvin venaient d’entrer. Calvin leva enfin les yeux.

« Personne ne va donc le dire ? Cette disposition n’est pas naturelle. Quelqu’un l’a provoquée. »

Gaby se frotta le front.

« Tu n’as pas encore tout entendu. J’ai braqué dessus un radar. Le signal m’a appris que Thémis avait un diamètre supérieur à 1300 kilomètres. Les chiffres de densité sont tout aussi tordus : Thémis serait de loin moins dense que l’eau. J’ai cru que les chiffres étaient faussés parce que je travaillais à la limite de mes équipements. Et puis j’ai eu la photo.

— Six corps ou un seul ? s’enquit Cirocco.

— Je ne puis être formelle. Mais tout penche pour un.

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1

Bases spatiales situées en orbite aux «points de Lagrange». Points stables où s’équilibrent les gravitations de la Terre et de la Lune. (N.d.T.)