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Aux relais seulement, il jette de rapides coups d'œil sur la vie du Peuple; il fait d'excellentes remarques, il prophétise à ce Peuple un avenir colossal, il ne peut assez admirer la beauté et l'agilité du paysan, il dit qu'il se sent beaucoup plus libre à Moscou, que l'air y est moins lourd et que les hommes y vivent plus contents.

Il dit, – et poursuivant sa marche sans se mettre en peine le moins du monde d'accorder ces observations avec celles qui ont précédé, sans s'étonner de rencontrer chez un seul et même Peuple des qualités tout-à-fait opposées, – il ajoute: «La Russie aime l'esclavage jusqu'à la passion». Et ailleurs: «Ce Peuple est si grandiose crue même dans ses vices il est plein de force et de grâce».

Gustine n'a pas seulement négligé la manière de vivre du Peuple russe (dont il se tint toujours éloigné), mais il ne savait rien non plus du monde littéraire et savant, bien plus rapproché de lui; il connaissait le mouvement intellectuel de la Russie tout aussi peu que ses amis de cour, qui ne se doutaient pas même, qu'il y eût des livres russes et quelqu'un pour les lire; c'est seulement par hasard et à l'occasion d'un duel qu'il a entendu parler de Pouchkin.

«Poète sans initiative», dit de lui le brave marquis, et oubliant que ce n'est pas des Français qu'il parle, il ajoute: «Les Russes sont généralement incapables de comprendre nettement quelque chose de profond et de philosophique». Peut-on après cela s'étonner que Custine termine son livre précisément, comme il l'a commencé, en disant que la cour est tout en Russie?

Franchement, il a raison, par rapport à ce monde qu'il avait choisi pour centre de son action, et qu'il nomme lui-même si excellement le monde des façades. Sans doute, c'est sa faute s'il n'a voulu rien voir derrière ces façades, et l'on aurait quelque droit de lui en faire reproche, car il répète cent fois dans son livre que l'avenir de la Russie est grand; que plus il apprend à connaître ce pays, plus il tremble pour l'Europe; qu'il voit en lui une puissance grandissant dans sa force, qui s'avance en ennemi contre cette partie du monde qui s'affaiblit chaque jour davantage.

Nous serions donc autorisés, en raison même de ces présages, à exiger de lui une étude un peu plus approfondie de ce Peuple; néanmoins nous devons avouer que s'il a négligé les deux tiers de la vie russe, il en a compris très bien le dernier tiers et l'а dépeint de main de maître en beaucoup d'endroits. Quoiqu'en dise l'autocratie de la cour de Pétersbourg, encore faut-il qu'elle accorde que le portrait est frappant dans ses traits principaux.

Custine sentait lui-même qu'il n'avait étudié que la Russie gouvernementale, la Russie de Pétersbourg. Il prend comme épigraphe le passage de la Bible: «Tel <qu'est> le prince de la ville, tels sont aussi les citoyens». Mais ces paroles ne conviennent pas à la Russie dans sa période actuelle. Le prophète pouvait le dire des Juifs de son temps, comme aujourd'hui chacun peut le dire de l'Angleterre. La Russie ne s'est pas encore formée. La période de Pétersbourg fut une révolution nécessaire en son temps, mais dont la nécessité est déjà moindre aujourd'hui.

<II>

Rien ne saurait être plus opposé au brillant et léger marquis de Custine, que le flegmatique agronome westphalien, baron de Haxthausen, conservateur, érudit de vieille souche et l'observateur le plus bienveillant du monde. Haxthausen vint en Russie dans un but qui n'y avait amené encore personne avant lui. Il voulait étudier à fond les mœurs des paysans russes. Après s'être occupé longtemps d'économie rurale en Allemagne, il rencontra par hasard quelques débris des institutions de la commune rurale chez les Slaves; il s'en émerveilla d'autant plus, qu'il les trouva entièrement opposées à toutes les autres institutions du même genre.

Cette découverte le frappa tellement qu'il vint en Russie pour y examiner de près les communes rurales. Haxthausen, instruit dès son enfance que toute puissance vient de Dieu, habitué dès ses plus jeunes ans à vénérer tous les gouvernements, Haxthausen ayant conservé les idées politiques du temps de Puffendorf et de Hugo Grotius, ne pouvait se défendre d'admirer la cour de Pétersbourg. Il se sentait écrasé par cette puissance qui a six cent mille soldats pour sa défense et neuf mille verstes de terrain pour ses bannis. Etonné et anéanti par la grandeur effrayante de cette autocratie, il quitta heureusement bientôt Pétersbourg, resta quelque temps à Moscou et s'éclipsa pour toute une année.

Cette année, Hasthausen l'employa à une étude approfondie de la commune rurale en Russie. Le résultat de ses recherches ne fut pas tout à fait semblable à celui de Custine. Il dit, en effet, qu'en Russie, la commune rurale est tout. Là, suivant l'opinion du baron, est la clef du passé de la Russie et le germe de son avenir, la monade vivifiante de l'Etat russe. «Chaque commune rurale, dit-il, est, en Russie, une petite République, qui se gouverne elle-même pour ses affaires intérieures, qui ne connaît ni propriété foncière personnelle, ni prolétariat; qui a élevé à l'état de fait accompli depuis longtemps une partie des utopies socialistes; on se sait pas vivre autrement ici; et l'on n'y a même jamais autrement vécu».

Je partage entièrement l'opinion de Haxthausen; mais je crois qu'en Russie la commune rurale n'est pas tout non plus. Haxthausen a vraiment saisi le principe vivifiant du Peuple russe; mais, dans sa prévention native pour tout ce qui est patriarcal et, sans aucun talent de critique, il n'a pas vu, que c'est précisément le côté négatif de la vie communale qui a provoqué la réaction de Pétersbourg. S'il n'y avait pas eu complète absorption de la personnalité dans la commune, cette autocratie, dont parle Custine avec un si juste effroi, n'aurait pu se former.

Il me semble qu'il y a dans la vie russe quelque chose de plus élevé que la commune et de plus fort que le pouvoir; ce quleque chose est difficile à exprimer par des mots, et plus difficile encore à indiquer du doigt. Je parle de cette force intime n'ayant pas entièrement conscience d'elle-même, qui tenait si merveilleusement le Peuple russe sous le joug des hordes mongoles et de la bureaucratie allemande, sous le knout oriental d'un Tartare et sous la verge occidentale d'un caporal; je parle de cette force intime, à l'aide de laquelle s'est conservée la physionomie ouverte et belle et la vive intelligence du paysan russe, malgré la discipline avilissante du servage, et qui, au commandement impérial de se civiliser, a répondu, après un siècle, par la colossale apparition d'un Pouchkin; je parle de cette force, enfin, et de cette confiance en soi qui s'agite dans notre poitrine. Cette force, en dehors de tous les accidents extérieurs et malgré eux, a conservé le Peuple russe et protégé cette foi inébranlable qu'il a en lui-même: à quelle fin?.. C'est ce que le temps nous apprendra.

«Communes rurales russes et république, villages slaves et institutions sociales». Ces mots, ainsi accouplés, résonnent sans doute d'une manière bizarre aux oreilles des lecteurs de Haxthausen. Beaucoup, j'en suis sûr, demanderont si l'agronome westphalien était dans son bon sens; et pourtant Haxthausen a parfaitement raison; l'organisation sociale des communes rurales en Russie est une vérité tout aussi grande que la puissante organisation slave du système politique. Cela est étrange!.. Mais n'est-il pas encore plus étrange, qu'à côté des frontières européennes un Peuple ait vécu pendant mille ans, qui compte aujourd'hui cinquante millions d'âmes, et qu'au milieu du dix-neuvième siècle sa manière de vivre soit pour l'Europe une nouveauté inouïe?