— Hé, Martial !
— C’que c’est ?
— Vous dormiez ! grondé-je en me donnant l’air meuchant.
— Pas du tout, monsieur le commissaire, bredouille l’autre pomme, je réfléchissais.
— Vous réfléchissiez à un matelas épais comme le Bottin ! Demandez-moi le Vieux dare-dare !
— Mais…
— Quoi ?
— Il n’est pas arrivé, vous savez l’heure qu’il est ?
— À son domicile, voyons.
Ça ne le botte pas. Il fait gla-gla avec ses dents en porcelaine véritable. Faut dire que le Dabe, ici, c’est l’épouvantail. Quand il fronce les sourcils il y a des cardiaques qui prennent pour deux mois d’hosto et des émotifs qui deviennent bègues.
— À son domicile ! répète-t-il, comme s’il voulait gagner quelques secondes pour conjurer le mauvais sort.
— Et que ça saute, sinon vous allez vous retrouver avec une retraite tellement anticipée qu’elle suffira pas à nourrir votre canari. Du nouveau au sujet de ma voiture et de la dame Messonier ?
— Pas que je sache !
Là-dessus, je grimpe à mon bureau. Il pue le tabac froid. La lumière des ampoules me flanque mal au cœur et je découvre que j’ai la pépie. Espérant trouver de quoi m’abreuver dans le placard de Béru, je force son ridicule cadenas. Hélas, il ne recèle qu’une canne à pêche, une petite topette d’alcool à brûler, un réchaud, un quignon de bred, quatorze bouteilles vides, et soixante-treize boîtes de pâté de foie proprement nettoyées de leur contenu.
Je n’ai pas le temps de donner libre cours à ma déconvenue, car la sonnerie du bigophone carillonne.
La voix du Vieux s’impatiente déjà à l’autre bout de la ligne.
— Eh bien ! Eh bien ! J’écoute…
— C’est moi, Patron !
— Je m’en doute. Alors ?
— Alors il faut absolument surseoir à cette exécution.
— Pourquoi ?
Je lui raconte par le menu, comme on dit dans les restaurants, les incidents multiples et contondants de la soirée. Lorsque j’ai fini de jacter, le Dabe se racle le conduit.
— C’est pour cela que vous m’éveillez ! C’est avec des faits nouveaux de ce genre que vous espérez stopper le cours de…
Ah ! sa sacrée justice ! Il doit dormir avec, probable ! Elle lui sert d’oreiller, de conscience, de maîtresse et de bonne à tout faire ! La justice ! Le cours de la justice ! Moi je trouve qu’il est bigrement en crue, le cours de la justice !
L’écœurement me donne le courage nécessaire et j’y vais de ma sérénade. Pas de contre-ut, non, dans le posé, dans les thons neutres, comme disait un requin de ma connaissance.
— Patron, je sais qu’il est trois heures et demie du matin, que vous êtes un homme très considérable et que votre sommeil est sacré. Pourtant je vais vous dire ce que je pense. Messonier n’a pas tué les Coras ! J’ai comme éléments nouveaux le témoignage d’une femme qui a voulu m’assommer, celui d’un garçon de ferme qui est prêt à témoigner que Messonier était chez lui le jour des meurtres ! Enfin des traces de balles dans le sous-sol de sa maison, et je…
Je subodore qu’il est mauvais, le Vieux. Sa voix à zéro degré me renseigne sur ce point.
— Vous entendez ce que vous dites au moins, San-Antonio ?
« Vous invoquez le témoignage d’une droguée vraisemblablement hystérique ; celui d’un garçon de ferme idiot, et de trous dans un mur de cave dont on ne sait pas s’ils ont été produits par des balles, ni quand ils ont été faits, ni même en quoi ils modifieraient l’aspect de l’affaire Messonier si nous avions la preuve qu’ils résultent d’une mitraillade ! »
Je comprends que ce qu’il dit est la logique même, hélas. Mais ma conviction intime est la plus forte.
— Il y avait trois voitures dont la sienne à Neauphle le jour du meurtre !
— À quelle heure ?
— Mais…
— Il faut trois quarts d’heure pour venir de Neauphle à Paris et les Coras ont été assassinés en fin d’après-midi.
— Pourtant…
— Avez-vous communiqué avec le condamné ?
— Oui, monsieur le Directeur…
— Que dit-il ?
— Il continue d’avouer !
— Alors la cause est entendue !
Je regimbe encore. Ma volonté a la vie dure !
— Monsieur le Directeur, vous me connaissez depuis pas mal de temps, vous savez que lorsque je m’intéresse à une affaire, ça n’est jamais en pure perte. Donnez-moi le temps d’enquêter à fond sur cette histoire. Il faut qu’on retrouve Geneviève Coras, son témoignage est primordial. Mais pour cela qu’on remette l’exécution de quarante-huit heures. Pas plus ! En quarante-huit heures, je me fais fort de découvrir la clé du problème.
Le Vieux rouscaille.
— Vous me l’avez déjà demandé, c’est impossible !
— Combien de fois m’avez-vous répété que ce mot n’était pas français ! Patron, si on exécute Messonier et si par la suite je peux prouver qu’il était innocent, je vous jure sur la tête de ma mère que je démissionnerai !
Un temps. Je m’apprête à dire bonsoir lorsque sa voix, flétrie par l’émotion, fait vibrer la plaque sensible du tubophone.
— Vous êtes au bureau, San-Antonio ?
— Oui.
— Je vais essayer une démarche auprès de M. le Garde des Sceaux. Je vous rappelle…
— Merci.
Qu’ajouter ? Je raccroche, et vais boire la flotte cuivrée du lavabo.
Franchement, il y a des drôles de moments dans la vie. Mon coup de ronfionfion me fait souffrir. J’ai des lancées dans la calebasse.
Ça dure peu, fort heureusement pour mon système nerveux. Cinq minutes plus tard j’ai droit à une collection de timbre électrique.
The Boss ! Sa voix désenchantée m’en apprend long comme l’autoroute de l’Ouest sur les résultats de sa démarche.
— Mauvaise nouvelle, San-Antonio. Le Garde des Sceaux n’est pas convaincu du tout. Il m’a répondu que si le condamné avait toujours nié, à la rigueur, on pourrait se demander si… Mais puisqu’il avoue, tout est réglé !
— Son compte du moins. Alors rien à faire ?
— Rien, l’exécution va avoir lieu tout à l’heure.
Il a dû se faire rabrouer par le Garde des Sceaux, mon Diro. L’autre lui a fait sentir que son dodo était une cérémonie à ne pas troubler.
— Très bien, Patron, excusez-moi et merci tout de même.
Je quitte mon burlingue en coup de vent et je vais rejoindre Martial, le préposé qui fait la cour à la muse du sommeil (une cour Martiale en somme).
Il fait des efforts méritoires pour ne pas se rendormir.
— Savez-vous s’il y a une voiture de disponible ?
— La Juva ! dit-il sans hésiter, Paganon l’a ramenée tout à l’heure.
— Je la prends !
Me v’là parti sous la lance. Les phares de mon bolide mettent des tramées sur les Boulevards où il y en a déjà pas mal — et de tout ordre. À quatre plombes je débarque à la Santé. On va s’occuper de celle de Messonier, c’est promis. Le porche franchi, j’avise une silhouette caractéristique dans un coin de la cour. Une silhouette qui vous fait penser à la mort de Louis XVI, vu qu’il s’agit de celle de la guillotine. Des ombres s’activent autour. On entend des coups sourds, des chuchotements. Je frissonne.
Le gardien qui m’escorte me demande, bon enfant :
— Vous venez pour la partie de tronche, m’sieur le commissaire ?
— C’est ça, dis-je en m’efforçant de garder mon râtelier supérieur bien plaqué sur mon râtelier inférieur de façon à éviter tout solo de castagnettes.
Je rejoins le quartier des condamnés à mort. En traversant le rond-point des gardes, j’aperçois quelques civils fringués en sombre et tout pâlichons qui attendent l’heure d’aller réveiller Messonier.