Je compose le numéro de Tarmoni et lui laisse un message lapidaire. Il risque d’être mis sur écoute et va me rappeler avec le même type de portable que le mien. Pour patienter, je m’assois sur un rocher et allume une cigarette.
Après avoir servi son déjeuner à Greg, j’ai eu le droit d’aller dans mon placard. Couchée sur le sol, j’ai plongé dans un sommeil noir et amer.
Quand j’ouvre les yeux, il fait encore jour. La maison est silencieuse, Greg est peut-être parti.
Rassurée, je referme les yeux. Il faut que je dorme. Pour oublier la souffrance, la peine et toutes les horreurs qui m’attendent.
Il faut que je dorme pour ne pas perdre la raison.
Mais, au bout de quelques minutes, une voix m’oblige à revenir. Dès que je l’entends, mon cœur se contracte à mort. Je me mets à trembler, mes yeux s’emplissent de larmes.
Cette voix, c’est l’effroi absolu.
Je me ratatine contre le mur, au fond de ma cellule.
Non, c’est impossible…
En face de moi, un panorama grandiose.
Plus de barreaux, de murs ou de barbelés.
En face de moi, le silence.
Plus de cris, de plaintes ou d’insultes.
En face de moi, l’espace, à perte de vue.
Ça me file le vertige.
Mon séjour à l’ombre laissera des traces. De nouvelles cicatrices. Mais celles-ci seront invisibles.
Tarmoni me rappelle au bout de quinze minutes qui m’ont semblé être des secondes. Alors que quinze minutes en taule, c’était une éternité.
— Salut, Izri… Tu aimes l’endroit ? me demande-t-il.
— C’est parfait, dis-je avec un petit sourire. Merci, mon ami…
— De rien… La soirée avec Greg s’est bien passée ?
— Pas mal. Il a essayé de se racheter, je crois.
— Tu ne lui as pas dit où tu allais, au moins ?
— Non, ne t’en fais pas.
— Bon, les flics sont venus me voir. Ils sont furieux que tu ne te sois pas présenté au contrôle ce matin.
— Tu les as consolés, j’espère ?
— La main sur le cœur, je leur ai assuré que je n’avais aucune idée de l’endroit où tu te trouvais mais que si jamais tu entrais en contact avec moi, j’essaierais de te convaincre de te rendre à la justice !
— Eh bien, qu’ils me cherchent, ça va les occuper un moment.
— Oh, ça, ils vont te chercher, tu peux en être sûr ! rigole Tarmoni. Bon, faut que je te laisse, j’ai une audience. Appelle-moi, hein ?
— Promis.
— Et reste très prudent.
— Compte sur moi…
Je raccroche et regarde un long moment l’horizon en songeant que cet endroit plairait beaucoup à Tama.
Greg m’attrape par le bras, je hurle. Il me sort du placard, je résiste, m’accrochant à tout ce que je peux. De force, il me conduit jusqu’à la cuisine où m’attend mon pire cauchemar.
Mes yeux s’emplissent d’une crainte sans nom.
Mejda me sourit.
104
Coup de feu, bruit assourdissant. Comme au ralenti, Gabriel s’effondra. Lorsqu’il toucha le sol, Tayri cessa de respirer. Elle porta une main à sa bouche, son regard croisa celui de Gabriel. Puis il ferma les yeux.
— Non ! s’écria-t-elle. Non…
Un homme fit irruption dans la chambre, tenant l’arme du crime dans sa main gantée. Il s’arrêta sur le seuil, vit son complice agonisant sur le sol, puis Gabriel qui ne bougeait plus. Il mit Tayri en joue.
— Allez amène-toi, connasse !
Il l’attrapa par le bras, elle se débattit, lui fila un coup de pied dans le tibia et réussit à lui faire lâcher prise. Elle saisit la lampe, la lui lança en pleine figure. Le type poussa un rugissement avant de se jeter à nouveau sur elle. Une violente gifle la projeta sur le lit.
Gabriel bascula légèrement sur le côté et tendit son bras droit en direction de l’agresseur. Il ajusta son tir, le crâne de l’homme explosa et il s’écroula sur Tayri qui hurlait comme une hystérique. Elle repoussa le cadavre et bondit hors du lit. Elle se précipita vers Gabriel, tomba à genoux près de lui. La balle était entrée par l’arrière de son épaule gauche, en était ressortie par l’avant. Elle lui confisqua l’arme et, sur ses jambes tremblantes, visita chaque pièce de la maison. Puis elle laissa entrer Sophocle et verrouilla la porte. Elle revint ensuite dans la chambre ; Gabriel se vidait de son sang, il avait perdu connaissance. Alors que le dogue se couchait près de son maître en gémissant d’inquiétude, Tayri fouilla les poches des deux cadavres et finit par trouver une clef de voiture, ainsi qu’un portefeuille garni de quelques billets.
C’était sa chance.
Sa dernière chance.
Elle s’habilla avec les vêtements de Lana que Gabriel lui avait donnés puis quitta la chambre. En passant devant lui, elle s’arrêta une seconde.
— Désolée, murmura-t-elle. Je n’ai pas le choix.
Elle traversa la salle à manger et descendit les marches en courant. Elle longea la maison, rejoignit la route. Ainsi qu’elle l’avait espéré, une grosse berline noire était garée au bout de la piste menant au hameau. Tayri déverrouilla les portières, grimpa à l’intérieur. Maîtrisant tant bien que mal ses tremblements, elle tenta de trouver comment on démarrait cette voiture. Il suffisait d’appuyer sur le bouton start.
Un jeu d’enfant.
Gabriel ouvrit les yeux et sentit la douleur le percuter de plein fouet. Il essaya de ramper jusqu’au fauteuil pour s’y accrocher, mais abandonna au bout de quelques secondes. Plus de force, plus de vie.
La voix de Tayri résonnait encore dans sa tête.
Désolée, je n’ai pas le choix.
Exsangue, il referma les yeux.
— Lana, murmura-t-il. Lana… Je crois que c’est la fin…
Il fut aspiré dans un tourbillon écarlate, malmené par un vent furieux. Il tournait sur lui-même à n’en plus finir.
Il croisa ses victimes blafardes et silencieuses. Louise qui souriait en tentant de lui dire quelque chose. Promesses silencieuses.
Lana, sur la table de la morgue. Son corps martyrisé, son visage épouvanté.
Puis il s’arrêta de tourner pour couler dans une eau sombre et glacée.
Le goût du sang sur sa langue, dans sa gorge.
Quand ses paupières se soulevèrent à nouveau, Gabriel eut l’impression d’être au milieu d’un nuage épais. Tout était flou, tout était calme.
Il sentit une main presser la sienne.
— Lana ? C’est toi ?
— Non, c’est Tayri. Je suis là, Gabriel. Je suis là, ça va aller…
Un linge humide sur le front dissipa le nuage et Gabriel aperçut enfin le visage de la jeune femme.
— Tayri ? Tu n’es… pas… partie ?
Elle lui souriait, il vit une larme couler sur sa joue tuméfiée.
— Non, Gabriel, je ne suis pas partie. Je suis près de toi.
Grâce à une paire de ciseaux, elle découpa la parka et la chemise de Gabriel. Agenouillée près du blessé, elle posa une compresse sur la plaie béante et appuya légèrement avec sa main pour stopper l’hémorragie. Elle nettoya ensuite la blessure avec de l’eau et du savon avant d’y appliquer un désinfectant. Gabriel avait les yeux ouverts mais il semblait ailleurs. Parfois un pic de douleur déformait son visage, puis il replongeait dans sa léthargie. Elle aurait voulu l’allonger sur le lit, mais elle était bien incapable de le soulever ou même de le traîner. Alors, elle récupéra l’oreiller, le plaça sous sa nuque et déposa la couverture sur son corps. Enfin, elle le força à boire quelques gorgées d’eau.