— Lana ?
Surprise dans sa méditation, Tayri sursauta.
— C’est moi, Tayri.
— Ah… Ils sont partis, non ?
— Oui, ne t’en fais pas, ils sont partis.
Gabriel replongea dans l’écume d’un délire, tandis que Tayri repartait dans son passé. Un visage revenait souvent. Un visage sans identité. Celui d’un homme plus âgé qu’elle. Un homme dont le regard l’effrayait. Un homme qui voulait prendre de force ce qu’elle refusait de lui donner.
Une grande maison, avec beaucoup de pièces, un appartement dans un vieil immeuble. Un escalier, un placard, une remise pleine de poussière et de toiles d’araignées…
Tous ces lieux qu’elle avait arpentés, dans lesquels elle avait vécu quelque chose. Mais quoi ?
— La balle… elle est ressortie ?
— Oui, dit Tayri. Enfin, je crois. Parce qu’il y a un trou derrière et un autre devant.
Les lèvres de Gabriel se crispèrent sur un triste sourire.
— Tu es… très perspicace ! Pourquoi tu… tu ne t’es pas tirée ?
— Je l’ai fait, révéla-t-elle. J’ai pris la clef de la voiture du mec. Mais… J’ai pas eu envie de te laisser, finalement.
Il referma les yeux, le sourire s’éternisa sur ses lèvres.
— Tu sais ce que voulaient… ces types ? interrogea-t-il.
— Visiblement, c’est moi qu’ils voulaient.
— Pourquoi ?
— Aucune idée ! J’ai beau me torturer les méninges, je n’arrive pas à m’en souvenir.
— Dommage…
Ils se turent jusqu’aux premiers rayons du soleil. Gabriel repartait parfois, revenait toujours.
— Lana a perdu sa mère très jeune, dit-il soudain. Louise est tombée malade peu après sa naissance… T’aurais pas un verre d’eau pour moi ?
Tayri attrapa une bouteille et aida Gabriel à en avaler la moitié.
— Un cancer… Elle est morte quand Lana avait quatre ans… C’est moi qui l’ai élevée.
Tayri avait du mal à imaginer cet homme en bon père de famille. Mais elle réalisa que le Gabriel dont il parlait avait disparu depuis longtemps.
— C’était pas facile, tu sais…
— Je veux bien te croire, murmura Tayri.
— Mais on s’en est sortis, tous les deux.
Une résurgence de douleur lui coupa la parole un instant.
— On s’en est bien sortis, même… À l’époque, je bossais beaucoup… J’étais flic. Mais je m’arrangeais pour passer du temps avec elle. J’ai quitté le terrain pour un poste d’instructeur. Pour ne plus faire les nuits et les astreintes. Pour être près d’elle, toujours. Lana est devenue une jolie gamine puis une magnifique adolescente…
Il porta sa main droite à son épaule blessée.
— Heureusement que ce con ne savait pas viser ! dit-il en grimaçant.
— Il a bien failli te tuer !
— Des amateurs, grogna Gabriel. Des petites frappes…
— Elle a fait des études ?
— Lana ? Oui, elle a eu son bac et après, elle est entrée à la fac de Montpellier, en médecine…
Il referma les paupières un instant.
— On habitait Marseille, à l’époque. Elle aurait pu aller à la fac là-bas, mais elle a choisi Montpellier. Elle disait que c’était mieux… Je crois surtout qu’elle avait rencontré un gars ! D’ailleurs, la plupart du temps, elle dormait chez lui. Elle me disait qu’elle partageait une chambre avec une copine, mais je savais que c’était un mec.
Il eut un nouveau sourire mélancolique. Il fixait le plafond, voyait peut-être le visage de sa fille s’y dessiner.
— Un soir, elle a pris le TER pour rentrer à Marseille. C’était un vendredi, elle avait envie de passer le week-end avec moi…
Le sourire de Gabriel s’évapora, son visage redevint aussi dur que la pierre.
— Deux salopards l’ont agressée pendant le trajet. Ils l’ont tuée… Violée et tuée. Le matin de ce jour maudit, elle m’avait appelé pour que je vienne la chercher… Elle avait peur de prendre ce train du soir… J’ai refusé d’aller jusqu’à Montpellier, je lui ai répondu qu’elle se faisait des idées… Si tu savais comme je m’en veux !
Cette fois, c’est Tayri qui ferma les yeux.
— Chaque jour, je revois son corps étendu sur la table de la morgue quand ils m’ont demandé de l’identifier. Chaque jour, nom de Dieu ! Chaque jour depuis huit ans… Ces fumiers l’avaient massacrée.
— On les a retrouvés ? demanda Tayri.
Il mit du temps à répondre. Plusieurs minutes.
— Oui. Ils ont pris vingt ans. Et moi, j’attends qu’ils sortent de taule…
— Pour les tuer ?
Il tourna la tête vers elle, la réplique se devinait dans ses yeux sombres. Il n’envisageait pas de les tuer, non. Plutôt de les torturer des jours durant.
— Et les autres ? continua Tayri. Ceux dont tu m’as parlé…
— Il y avait onze passagers dans le compartiment. Pas un seul n’a bougé. Pas un seul n’a essayé de venir en aide à Lana. C’est leur lâcheté qui a condamné ma fille…
Tayri eut la respiration coupée.
— Tu… Tu veux dire que tu élimines tous ceux qui étaient dans le wagon ?
107
Assis sur le tabouret de la salle de bains, Gabriel serrait les dents. Tayri termina de lui poser un pansement avant de lui bander l’épaule.
Elle s’en sortait plutôt bien.
— Les agresseurs, ils étaient sans doute armés, dit-elle soudain. Alors, ils ont eu peur… Les autres, ceux qui étaient dans le train, ils ont eu peur. C’est pour ça qu’ils…
— Non ! s’écria Gabriel.
Tayri sursauta lorsqu’il éleva la voix.
— Non ! Ils auraient pu la sauver ! vociféra Gabriel.
Son poing s’était fermé, sa respiration accélérée.
— Mais… ils n’ont rien fait ! s’insurgea Tayri.
— C’est bien ce que je leur reproche !…
La jeune femme s’écarta légèrement de lui.
— Ils sont innocents, murmura-t-elle. C’est pas eux qui ont tué ta fille !
— Lana était innocente. Eux, ils sont aussi coupables que les deux autres ! s’acharna Gabriel. J’en ai déjà éliminé sept, il m’en reste quatre. Ils vont tous payer, jusqu’au dernier… Quant aux salauds qui l’ont assassinée, dès qu’ils sortent de taule, je leur arrache le cœur.
Tayri garda le silence et rangea les compresses, le désinfectant, les ciseaux. Elle se demandait si elle avait bien fait de revenir ici, près de cet assassin.
Gabriel enfila une chemise propre en grimaçant de douleur.
— Vous devriez retourner vous allonger, préconisa Tayri.
Leurs regards se croisèrent dans le miroir.
— Pourquoi tu me vouvoies à nouveau ?
Elle baissa les yeux.
— Tu penses que je suis un salaud, c’est ça ?
La jeune femme voulut quitter la pièce, il l’attrapa par le poignet, la ramena vers lui un peu brusquement.
— Regarde-moi, ordonna-t-il. Tu penses que je suis un salaud ?
— Je ne sais plus quoi penser, avoua-t-elle d’une voix mal assurée.
— Je te fais peur ?
— Vous m’avez toujours fait peur.
— Je viens de te sauver la vie, rappela-t-il.
— Mais vous tuez des innocents.
— Les innocents, ça n’existe pas, asséna Gabriel. Personne ne l’est. Ni toi, ni moi, ni personne. Ceux qui étaient dans le compartiment ce soir-là ont laissé souffrir et mourir ma fille sans intervenir.
— Ils n’avaient pas le choix…
— On a toujours le choix. Ils auraient pu risquer leur vie pour elle, comme je l’ai fait pour toi, hier soir. Ils n’ont pensé qu’à eux, qu’à leur vie. Ils ont été les esclaves de leur peur.