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— Tu viens ?

Tayri était comme hypnotisée par ce spectacle macabre, le reflet des flammes dansait au fond de ses yeux.

— Tu viens ? répéta Gabriel.

Il la saisit par le bras, la reconduisit jusqu’au pick-up.

— Allez monte, ordonna-t-il.

Elle grimpa sur le siège passager, il prit le volant. Ils parcoururent la piste dans l’autre sens et Tayri se retourna pour voir une dernière fois la vive lumière dégagée par la voiture en feu.

Désormais, elle était la complice de cet homme.

— Maintenant, je suis une criminelle, murmura-t-elle.

— Exact.

Le visage de Gabriel était crispé par la douleur et elle lui proposa de conduire. Ils échangèrent leurs places et Tayri se concentra à nouveau sur la route. Mais trois minutes plus tard, elle freina violemment.

— Eh ! gueula Gabriel. Qu’est-ce qui te prend ?

Elle fixait le pare-brise, la respiration courte.

— Tayri ?

— Tama, murmura-t-elle. Tama…

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Tama ! s’écria-t-elle.

Elle se mit soudain à pleurer, incapable de prononcer un mot de plus.

108

Quand les paupières de Tama se soulèvent, il fait nuit. La pâle clarté d’un lampadaire dispense une maigre lumière dans la remise.

Sa tête ne touche plus le sol, elle n’a plus froid. Elle comprend alors que sa nuque est posée sur les cuisses de quelqu’un.

Quelqu’un qui lui tient la main.

Son corps est recouvert par un morceau de laine, peut-être un pull ou un gilet. Elle distingue une silhouette penchée sur elle.

Une femme l’observe, mais ce n’est pas sa mère. Tama hurle.

— Ne crie pas, prie l’inconnue. N’aie pas peur… Je ne te veux aucun mal.

Les yeux de Tama s’habituent à l’obscurité et elle aperçoit un sourire. Qui n’a rien de cruel, de malsain ni de vicieux.

Un sourire, un vrai. Sur le visage d’une jeune femme dont le regard déborde de peur.

— Qui es-tu ? parvient-elle à murmurer.

— Je m’appelle Jouweria. Et toi ?

— Tama… Qu’est-ce que… tu fais ici ?

— C’est Mejda qui m’a emmenée. Mais je ne sais pas où on est !

Tama referme les yeux et serre la main de Jouweria.

— En enfer, chuchote-t-elle. On est en enfer…

* * *

Une nuit sans cris, sans tumulte, sans rumeur.

Izri ne trouve pas le sommeil.

En plein cœur du silence, les questions se font assourdissantes. Les questions, les doutes et les douleurs.

Tama, Manu.

Izri allume la lampe et attrape une photo posée sur la table de chevet.

Le portrait de Tama.

C’est plus fort que lui, plus fort que tout.

Elle est sans doute en train de dormir avec un autre homme et cette idée est intolérable. Le couteau planté entre ses omoplates tourne, encore et encore, dans une plaie déjà profonde.

Il lui en veut, lui en voudra jusqu’à la mort.

Il s’en veut, s’en voudra jusqu’à la mort.

Elle lui fait payer sa violence, mais le prix est trop élevé. Il n’a pas mérité pareil châtiment. Il n’a pas mérité qu’elle le trahisse au moment où il avait déjà un genou à terre.

Impardonnable, Tama.

Inconsolable, Izri.

109

Gabriel avait repris le volant du 4 × 4. Paupières closes, le crâne enfoncé contre l’appuie-tête, Tayri pleurait en silence.

Elle revivait sa vie, son passé. Et de toute évidence, il n’était pas particulièrement joyeux.

Gabriel gara le pick-up devant la maison et ouvrit la portière côté passager. Il tendit la main à la jeune femme pour l’aider à descendre. Tout juste si elle tenait encore debout. Il l’accompagna à l’intérieur, verrouilla la porte et ferma les volets. Puis, avec un seul bras, il alluma le feu dans la cheminée pour réchauffer son invitée qui continuait à pleurer sur le canapé.

Il vint s’asseoir à côté d’elle, lui présenta un cognac.

— Je ne bois jamais d’alcool, fit-elle.

Il reposa le verre sur la table basse, lui tendit un kleenex.

— Tu veux me raconter ? demanda-t-il en allumant une cigarette.

— Je ne sais pas par où commencer…

— C’est toi qui décides. Moi, je suis prêt à t’écouter toute la nuit si tu veux…

Elle tordait ses mains l’une dans l’autre, essuya une nouvelle tempête de larmes.

— Après m’avoir achetée, Mejda m’a emmenée en France. Quand je suis arrivée, j’avais huit ans. Elle m’a placée dans une famille…

— Une famille ?

— Oui. Elle m’a revendue à cette famille.

— Je ne comprends pas, avoua Gabriel.

— Je… J’étais leur esclave. Je m’occupais des enfants, du ménage, de la cuisine, de la lessive. Je m’occupais de tout…

— À huit ans ? s’étrangla Gabriel.

Elle hocha la tête et avala finalement le contenu du verre à liqueur. Elle fit une grimace avant d’être secouée par un frisson.

— C’est fort !

— T’en veux un autre ?

— Je veux bien…

Il lui resservit un fond de cognac, alluma une nouvelle cigarette.

— Je suis restée chez eux plusieurs années… Je… Je dormais par terre, je mangeais les restes. Je n’avais pas le droit de sortir, pas le droit d’aller à l’école.

Le visage de Gabriel accusa le coup.

— Tu n’as pas essayé de t’enfuir ?

— Je n’avais pas de papiers, ils m’avaient dit que si la police me trouvait, elle me jetterait en prison. Et puis… où j’aurais bien pu aller ?

110

Au beau milieu de la nuit, Izri ouvre les yeux. Tout est calme. Pourtant, il éprouve un sentiment étrange. Quelque chose n’est pas normal.

Une présence, une odeur, une angoisse.

Il pose la main sur la crosse de son Glock, appuie sur l’interrupteur. Quand la lumière jaillit du plafonnier, il pousse un hurlement.

Darqawi se tient debout, au pied du lit. Son visage est celui d’un cadavre aux chairs pourries. Sa bouche édentée lui sourit.

— Je suis toujours là, Izri… Viens me tuer. Allez viens, mon fils…

Izri saisit son arme, sa main tremble. Il réussit à presser la détente et vide le chargeur.

— Je suis toujours là, Izri… Viens me tuer. Allez viens, mon fils…

* * *

Elles sont serrées l’une contre l’autre, adossées à la poutre. Un gilet pour deux, mieux que rien.

La nuit est longue, demain sera terrible.

Mais Tama ne s’attendait pas à avoir de la compagnie. Elle ne s’attendait pas à trouver le moindre réconfort dans cette remise.

En une heure, elle a raconté sa vie à cette jeune inconnue. Mejda, Sefana, Charandon, Vadim, Marguerite, Izri, Manu, la prison, Greg… Elle ne pensait pas que se confier la soulagerait ainsi. Partager son fardeau, trouver une âme attentive et bienveillante, elle ne l’espérait plus.

— À toi, maintenant, chuchote Tama. Raconte-moi…

Jouweria prend la main de Tama dans la sienne, la serre très fort.