— Mejda est venue me chercher quand j’avais huit ans. D’après ce que tu m’as dit, c’était un an et demi avant toi… Mon histoire ressemble à la tienne.
— Normal, puisqu’on a la même ennemie, murmure Tama.
Elle parle à voix basse comme si Mejda se trouvait de l’autre côté de la porte de cette maudite remise.
— Mes parents étaient très pauvres, continue Jouweria. J’avais deux frères et une petite sœur. Alors, ils m’ont vendue à cette femme. Ils m’ont dit qu’en France, je pourrais aller à l’école, que j’aurais un avenir meilleur qu’au pays… Tu parles !
— Ils y croyaient, espère Tama. Je suis sûre qu’ils croyaient faire le bon choix pour toi.
— Peut-être… Quand on est arrivées à Paris, Mejda m’a gardée chez elle trois jours. J’ai croisé Izri. Je me souviens de lui…
Tama ferme les yeux une seconde.
— Mais il était très jeune, il devait avoir douze ans. Ensuite, elle m’a accompagnée dans une famille qui vivait en banlieue. Une famille franco-marocaine, comme celle où tu es tombée. La famille Lefort. Le père s’appelait Romain, la mère c’était Aya. Ils avaient deux gamins, elle attendait le troisième.
— Tu dormais où ?
— Dans un petit espace sous l’escalier, une sorte de placard avec une porte. Ils m’ont installée là… J’ai eu plus de chance que toi parce que j’avais un vrai matelas posé sur le sol et un duvet. Comme toi, je mangeais les restes. Et je faisais tout dans la maison.
— Ils te frappaient ?
— Rarement. J’ai reçu quelques gifles, mais je n’ai pas eu à subir ce que tu as subi… Je ne peux pas dire qu’ils m’ont maltraitée. Je n’existais pas vraiment. J’étais comme un meuble…
— Une chose, renchérit Tama. Même pas un animal…
— C’est ça, oui.
— Continue, prie Tama en réprimant ses claquements de dents.
— Je suis restée chez eux jusqu’à mes seize ans. Et puis le père Lefort a eu un poste outre-mer et la famille a décidé de me rendre à Mejda… Le jour où elle est venue me chercher, j’ai eu l’impression d’être arrachée à ma vraie famille.
— Je sais… Quand j’ai quitté les Charandon, j’ai eu la même impression. Malgré tout le mal qu’ils m’avaient fait.
— Surtout que… Yann et moi, on était…
— C’est qui Yann ? interroge Tama.
— Le fils aîné des Lefort. Il avait un an de plus que moi et on était amoureux. Mais… on avait l’impression de faire quelque chose d’interdit, comme si on était frère et sœur, tu comprends ?
— Vous avez couché ensemble ?
— Non, juste flirté ! On était tristes quand il a fallu se séparer. Mejda m’a récupérée et elle m’a emmenée chez les Charandon.
— Quoi ? s’écrie Tama.
— C’est moi qui t’ai remplacée, Tama. Je te connais depuis longtemps. Parce que Vadim m’a souvent parlé de toi… Chaque jour, il pleurait parce que tu étais partie. Chaque jour, il te réclamait…
Tama laisse échapper quelques larmes, Jouweria sort un mouchoir de sa poche et le lui tend.
— J’ai dormi où tu dormais, dans la buanderie… Je ne suis pas restée longtemps chez eux, juste trois mois, le temps que Mejda aille récupérer une fille plus jeune au pays.
Tama fronce les sourcils.
— Tu n’étais pas au courant ? s’étonne Jouweria.
— Non… Cette salope a dû faire le voyage pendant que j’étais chez les Cara-Santos.
— Donc, au bout de trois mois, j’ai quitté les Charandon et tu imagines que j’étais contente de m’éloigner de cette famille !
— Charandon, il a essayé de te… ? Enfin, tu vois ce que je veux dire !
— Non. Faut croire que je n’étais pas à son goût. Ou alors, il préfère les filles plus jeunes, je ne sais pas.
Tama a une sorte de haut-le-cœur en repensant au visage de Charandon. À son sourire vicieux, son regard oblique.
— Et tu es allée où, après ?
— Mejda m’a louée à un vieux, raconte Jouweria.
— Louée ?
— Cent cinquante euros par mois.
— Un Marocain ?
— Non, un Français ! Il était veuf depuis des années, il habitait une grande baraque dans les Yvelines. Il était propriétaire d’une entreprise. Je crois bien que c’était lui le patron des bureaux que tu nettoyais la nuit.
Tama a du mal à réaliser à quel point son histoire est liée à celle de cette jeune femme, même si elles se rencontrent pour la première fois. Elles ne sont pas du même sang ; pourtant, elle a le sentiment d’avoir trouvé une sœur.
Une sœur de malheur.
— Il était gentil ? espère Tama.
— Au début, je me suis dit que j’étais bien tombée, raconte Jouweria. Je m’occupais de lui et de sa maison et je n’avais finalement pas grand-chose à faire comparé à ce que j’avais vécu avant. Ménage, cuisine, repassage… Il avait une petite voiture sans permis et je pouvais m’en servir pour aller faire les courses dans le quartier quand je devais rapporter des trucs lourds, tu vois… Parfois, sa fille lui rendait visite et il disait que j’avais dix-huit ans, que j’étais déclarée.
— Tu avais le droit de sortir, alors ? s’étonne Tama.
— Pour les courses seulement. De toute façon, comme toi, ça ne me serait pas venu à l’idée d’essayer de m’enfuir… Pour aller où ? Pas de passeport, pas de fric. Je me disais qu’à ma majorité, je trouverais une solution. Je me suis même imaginé que ce type allait m’aider.
— Mais… tu t’es trompée, c’est ça ? devine Tama.
— Ouais… Qu’est-ce qu’il fait froid ! maugrée Jouweria.
Tama serre ses bras autour de son ventre.
— Tu as mal ? s’inquiète Jouweria.
— Pas grave. Les coups, c’est comme le reste, c’est une question d’habitude… Alors, il s’est passé quoi avec ce type ? Il avait quel âge ?
— La soixantaine, je dirais. Les deux premiers mois, il a été plutôt sympa. J’avais le droit de dormir dans une chambre de sa grande maison, il m’a même acheté des vêtements. Il était un peu bizarre, du genre excentrique tu vois ?
— C’est-à-dire ?
— Il me faisait la lecture de la Bible, des Évangiles… Il écoutait tout le temps de la musique, toujours la même ou presque : une suite pour violoncelle de Bach… C’est beau, mais… Tu connais ?
— Oui, Marguerite me l’avait fait écouter.
— Ben moi, je ne veux plus jamais l’entendre ! poursuit Jouweria. Plus jamais…
— Pourquoi tu dis qu’il était bizarre ? Parce qu’il écoutait toujours la même musique ?
— Pas que ça… Des manies étranges, comme mettre plusieurs couverts à table alors qu’il était seul à dîner… Jusqu’au jour où il a commencé à vouloir me toucher. Au début, il a demandé gentiment et puis comme j’ai refusé, il s’est énervé.
Jouweria fait une pause et Tama respecte son silence. Elle sait combien certaines choses sont difficiles à revivre.
— C’est quoi ton vrai prénom ? interroge-t-elle soudain.
Jouweria signifiant petite servante, Tama se doute que c’est Mejda qui l’a surnommée ainsi.
— Mes parents m’avaient appelée Tayri, murmure la jeune fille. Mais c’est tout juste si je m’en souviens…
Tayri, ça veut dire amour. Un prénom qui lui va bien mieux.
— Et toi ? Tama, ce n’est pas ton vrai nom, hein ? suppose Tayri.
— Non… Moi, je m’appelle…
Brusquement, la porte de la remise s’ouvre et la silhouette de Greg apparaît. Elles se figent dans le silence et l’effroi. Il allume la lumière, s’approche.