Il continue sur quelques centaines de mètres et gare la Mercedes dans un renfoncement.
Il est à peine 15 heures et il n’agira que sous couvert de l’obscurité. Il met le Glock à la ceinture de son jean, récupère un Shocker et une petite paire de jumelles dans le coffre de sa voiture…
— Il est quelle heure ? demande Tayri.
— J’en sais rien, répond Tama.
— Tu penses qu’il va venir ?
Tama reste silencieuse, repliée sur ses douleurs.
— Et si on criait ? propose Tayri. Peut-être qu’un voisin nous entendrait ?
— À droite, c’est une maison vide, soupire Tama. À gauche, un terrain à vendre.
— Mais quelqu’un pourrait passer dans la rue ! s’acharne Tayri.
— Au fond d’une impasse ? Personne ne vient par ici.
Soudain, des voix. Celle de Greg, celle de Mejda. Elles comprennent que la mégère fait ses adieux à celui qu’elle imagine encore être l’ami de son fils.
— Elle s’en va ! chuchote Tayri.
Tama décèle la panique dans la voix de sa nouvelle sœur.
— Bon débarras, murmure-t-elle.
— Elle m’abandonne…
— Tant mieux ! balance Tama. Tu n’as pas besoin d’elle.
Elles saisissent chacune une bouteille cassée, la planquent dans leur dos. Mais Greg retourne à l’intérieur sans passer par la remise.
— Allez viens, connard, souffle Tama. Amène-toi…
— Tu crois qu’on peut y arriver ?
— Bien sûr qu’on peut y arriver ! rétorque fermement Tama. On n’a pas le choix, de toute façon.
— Je sais pas, hésite Tayri. Je… J’ai la trouille !
Tama la dévisage durement.
— Tu veux finir sur le trottoir ? Tu veux que ce type vienne t’acheter comme il achèterait du bétail ?
— Non, répond Tayri d’une voix à peine audible. Bien sûr que non…
— On est deux, il est seul. On peut le tuer.
— Le tuer ? Mais…
Le regard de Tama se fait plus froid encore.
— J’ai déjà tué un type. Un type qui voulait descendre Izri.
Donner l’impression d’être invincible. Cacher sa peur. Oublier les chaînes qu’elle porte depuis des années. Les marques à ses poignets, à ses chevilles, autour de son cou.
Se battre, enfin.
Se battre, jusqu’à la mort.
Iz, donne-moi la force… Donne-moi ta force. Aide-moi à sauver cette fille. Donne-moi le courage ultime.
Celui du sacrifice.
Le soleil se couche enfin, une pluie fine commence à tomber. Izri, posté à cinquante mètres du mas, attend patiemment son heure. Il a eu le temps de repérer les lieux, de voir arriver Santiago avec seulement deux hommes de main pour sa protection. On est vendredi soir, la famille n’arrivera sans doute que le lendemain matin.
Izri consulte sa Rolex avant d’allumer une cigarette. Il la savoure car il se pourrait bien que ce soit la dernière.
Il songe à Manu, une fois encore. Manu, qui ne le quitte jamais. Toujours cette impression que sa main puissante est posée sur son épaule. Qu’il veille sur lui, quelque part.
C’est pour toi que je suis là, ce soir. Que le sang qui va couler venge ta mort, mon ami…
Izri piétine son mégot et rabat la capuche de son sweat noir sur sa tête. Il serre la matraque électrique dans sa main droite, le flingue dans la gauche. L’avantage d’être ambidextre.
Il se faufile dans le maquis, fusionnant avec les ténèbres dans lesquelles il s’est forgé. Arrivé derrière la grande maison en pierre, il se colle contre le mur. Un vent mauvais frappe son visage, mais Izri le sent à peine, concentré sur sa mission. Il ouvre la porte qui donne sur une cuisine déserte, referme derrière lui sans un bruit. Des voix proviennent de la pièce d’à côté, il s’immobilise. Les deux mastards qui accompagnent le Gitan discutent dans la salle à manger…
Contrairement à ma détermination, le jour a décliné.
J’attends le moment où Greg reviendra jouer avec nous.
Dehors, il pleut. Un bruit apaisant. Comme le toit de cette remise n’est pas étanche, une flaque se forme près de la porte et j’ai presque envie d’aller y boire, tellement j’ai soif.
Tayri s’est endormie, la tête posée sur mes cuisses. Alors, j’admire son visage délicat de poupée berbère et je me répète tout bas que je dois empêcher cette innocente de finir sa vie entre les griffes d’hommes sans vergogne et sans honneur.
Mourir pour elle est devenu ma seule espérance, mon seul but.
J’entends une voiture qui se gare dans la rue, les portières qui claquent, des hommes qui parlent, des voix qui s’approchent de la remise.
Greg sort de la maison pour accueillir ses deux amis. D’anciens complices d’Izri.
Ces infâmes traîtres ont tôt fait d’enterrer mon homme.
Sauf qu’il n’est pas encore mort. Et moi non plus.
Les deux types entrent sur l’invitation de Greg, ma tension retombe d’un cran. Machinalement, je caresse les cheveux de Tayri. Ça semble l’apaiser. Je me dis qu’elle n’a pas eu la chance de connaître Marguerite, l’amitié. Qu’elle n’a pas eu la chance de connaître Izri, la passion. L’amour qui nous brûle de l’intérieur, Iz et moi. Ce sentiment si vaste, si puissant. Qui nous construit, nous détruit. Nous élève et nous met à terre.
Les hommes ressortent de la maison, je me contracte de la tête aux pieds, Tayri se réveille en sursaut. Son regard paniqué s’enfonce profondément dans le mien.
Ils sont devant la remise, ils parlent fort. Ils rigolent. Puis la porte s’ouvre…
Maîtriser les deux costauds a été plus facile qu’il ne le craignait. Izri a attendu que l’un d’eux vienne dans la cuisine chercher une bière pour le mettre hors-service. Puis il s’est discrètement approché du second qui beuglait dans son smartphone et l’a fait taire en moins de dix secondes.
Désormais à l’étage, Izri avance dans un couloir recouvert de moquette. Idéal pour ne pas se faire remarquer.
On dirait que les divinités de la vengeance sont avec lui, ce soir. Pourvu qu’elles ne l’abandonnent pas en cours de route.
Une première chambre, deux lits superposés, des jouets d’enfant. Izri continue à avancer avec prudence et inspecte chaque pièce. Que des chambres vides. Mais il reste la salle de bains. En s’approchant de la porte ornée d’une vitre martelée, Izri entend une voix.
Le Gitan, en train de chantonner dans son bain.
Izri prend une profonde inspiration avant de faire irruption dans la salle d’eau. Santiago reste la bouche entrouverte, laissant son couplet en suspens. Il est dans sa baignoire, un verre de vin à la main, un gros cigare entre les lèvres.
Belle mort, songe Izri.
Il braque son Glock en direction de Santiago qui ne fait plus le moindre mouvement.
— Je te dérange, on dirait !
Le Gitan pose son verre sur le rebord de la baignoire et se redresse légèrement. Même dans cette position délicate, il sait rester digne et afficher une indéniable prestance.
— Salut, Izri. Excuse ma tenue, mais on ne m’a pas prévenu de ta visite ! Quel bon vent t’amène, mon garçon ?
Faire le beau, le fier, jusqu’à l’ultime seconde. Izri reconnaît bien là son ennemi.