Gabriel ne répondit pas.
— Il n’y a que toi qui puisses m’aider, reprit la jeune femme. Il n’y a que toi…
Il se leva, fit quelques pas pour s’approcher de la porte-fenêtre. Il voulait voir la nuit, se heurta au volet fermé. Il avait oublié qu’il avait barricadé la maison. Oublié à quel point cette fille le mettait en danger. Mais le pire, ce n’était pas les risques qu’il encourait.
Le pire, c’était que Lana s’éloignait doucement de lui.
— On n’est même pas certains que Tama soit encore chez Greg, fit-il remarquer. Il est peut-être mort, lui aussi. Je ne vois vraiment pas comment on pourrait procéder…
— Il faudrait retrouver Izri !
— Retrouver un braqueur en cavale ? répliqua Gabriel. Oublie cette idée. Ce type est recherché par les flics, il se planque.
— Peut-être que sa grand-mère sait où il s’est réfugié ?
— Ça m’étonnerait… Je ne la connais pas, mais des grands-mères marocaines, y en a pas des masses dans le coin. Et si c’est bien celle à qui je pense, elle est à l’hôpital. L’autre jour, je suis allé au Pont-de-Montvert et j’ai entendu le patron du bar-tabac parler d’elle.
— Merde…
Tayri déserta le canapé pour tourner en rond dans le salon.
— Elle… Tama, elle m’avait parlé d’un avocat. L’avocat d’Izri. C’est son ami, elle m’avait dit qu’elle l’appellerait dès qu’on serait en sécurité chez Wassila. J’arrive pas à me souvenir de son nom ! Lui, il pourrait sans doute nous dire où habite ce salaud de Greg.
Gabriel soupira à nouveau. Tayri l’implorait du regard. L’implorait de trouver une solution.
Il s’installa devant son ordinateur, la jeune femme s’approcha de lui.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais sortir la liste de tous les avocats de Montpellier et sa région. Peut-être qu’un des noms te dira quelque chose…
Tayri posa ses mains sur l’épaule valide de Gabriel. Elle se pencha et l’embrassa sur la joue.
— Merci, murmura-t-elle. Merci pour tout, Gabriel…
Il ferma les yeux une seconde, tentant de cacher son trouble.
Cinq minutes plus tard, l’imprimante cracha dix feuilles de papier que Gabriel tendit à Tayri.
— Voilà, dit-il, regarde si tu trouves le nom de l’avocat d’Izri.
Tayri sembla soudain très embarrassée.
— Je… Je ne sais pas lire, avoua-t-elle d’une voix à peine audible.
Gabriel resta interloqué une seconde.
— Mais le livre, l’autre soir… J’ai cru que…
— Je l’ai reconnu, oui, parce qu’il était chez le vieux, posé sur sa table de nuit. Mais j’ai jamais été à l’école, tu sais…
Gabriel alla s’asseoir sur le canapé.
— Viens, dit-il.
Elle se posa à côté de lui.
— Je t’apprendrai, si tu veux.
— C’est vrai ?
— C’est pas très difficile, tu verras. Alors ouvre bien tes oreilles, je vais te lire tous les noms, d’accord ?
— Je t’écoute.
Il énuméra lentement les différents cabinets d’avocats, commençant par ceux de Montpellier.
— Il y en a tant que ça ? s’étonna Tayri au bout de deux minutes.
Gabriel la regarda en souriant.
— J’en suis qu’à la page trois ! C’est un métier qui rapporte !
Il continua sa lecture, Tayri se concentra. Et brusquement, elle cria :
— C’est lui !
— Tarmoni ?
— Oui, c’est ça ! exulta Tayri.
Gabriel prit un stylo, entoura le nom sur la liste.
— On l’appellera demain matin, promit-il. Je suis fatigué, je crois que je vais dormir un peu…
Il remit du bois dans la cheminée puis récupéra son pistolet dans un tiroir fermé à clef.
— Je… Je peux dormir avec toi ? demanda Tayri.
Il la dévisagea d’un drôle d’air.
— Je veux dire ici, dans la salle à manger. J’ai pas envie de rester seule… Je me mettrai sur le tapis.
— Tu ne vas pas dormir par terre ! s’indigna Gabriel.
— T’en fais pas, j’ai l’habitude.
— Les habitudes, c’est mauvais ! Tu prends le canapé et moi le fauteuil.
Elle s’approcha de lui, petit sourire sur les lèvres.
— Je préfère dormir par terre, je t’assure. Toi, tu es blessé et tu es vieux alors…
— Vieux ? s’étrangla Gabriel.
Tayri se mit à rire et récupéra un coussin avant de s’allonger sur le tapis. Étendu sur le canapé, Gabriel la regardait.
— Je suis bien ici, tu vois, dit-elle.
— Tu serais mieux dans un lit, grommela-t-il.
— Non, je te jure. Je me sens bien ici…
Long silence durant lequel ils se laissèrent bercer par le crépitement des flammes.
— Gabriel ? murmura Tayri.
— Quoi ?
— Quand on aura sauvé Tama, est-ce que… ? Est-ce que je pourrai rester un peu avec toi ?
Il sentit son cœur s’arrêter une seconde puis repartir à toute allure.
— Rester avec moi ? répéta-t-il doucement.
— Oui… Mais tu as le droit de me dire non.
— On verra. Dors bien, Tayri.
Il se tourna de l’autre côté. Elle ne vit ni son sourire ni ses larmes.
116
Appeler au secours, jusqu’à se briser les cordes vocales.
Perdre sa voix, ses repères. Bientôt la raison.
Ramper sur le sol. Claquer des dents, trembler de froid. Suivre les trajets écarlates de la douleur au travers de son corps.
Oublier le temps, confondre le jour et la nuit.
Survivre.
Sans savoir pourquoi, mais en sachant pour qui.
Pour Izri.
Fermer les yeux et voir son visage, son sourire.
Fermer les yeux et entendre sa voix lui susurrer des mots tendres, des mots d’amour.
Ouvrir les yeux pour regarder la solitude en face.
Survivre.
Quelques heures, encore.
Murmurer son nom, pour ne pas l’oublier. Pour ne jamais l’oublier.
Plonger dans des gouffres silencieux, se faire malmener par des tornades imaginaires.
Arrêter de respirer, écouter son cœur qui refuse l’inéluctable.
La couverture orange, la maison toute simple nichée au creux de ce désert montagneux. La voix de maman. Elle me prend dans ses bras, me soulève dans les airs pour me faire tourner, tourner et tourner encore…
Esquisser un sourire sans même s’en rendre compte. Revenir dans le silence de mort, dans la crasse et la poussière. Voir apparaître Mejda, pousser un cri silencieux pour la chasser le plus loin possible. L’instant d’après, apercevoir Marguerite dans son fauteuil. Écouter le Requiem de Mozart, se laisser bercer.
Prêter l’oreille aux chuchotements macabres de la folie. Ses rires glaçants, ses promesses aguicheuses.
Lâcher prise. Oh oui, lâcher prise…
Non, survivre. Pour Izri. Rien que pour lui.
Se souvenir du courage, du sacrifice, du regard de Tayri.
Izri serait fier de moi.
Pleurer, comme pleure le ciel.
Ne plus avoir de larmes.
Izri serait fier de moi. Izri serait fier de moi. Izri serait fier de moi…
Rêver qu’il ouvre cette porte, la réchauffe dans ses bras. Rêver qu’il dénoue les liens qui blessent ses poignets, ses chevilles.
Rêver. Oh oui, rêver…
— À toi l’honneur, dit Gabriel en lui tendant un portable.