— Moi ? Mais je lui dis quoi ? s’alarma Tayri.
— Tu dis que c’est personnel et tu donnes juste ton prénom. Si la secrétaire refuse de te le passer, tu laisses un message à son attention : il doit te rappeler au plus vite car tu as des informations sur Izri et Tama. Tu vas très bien t’en sortir, arrête de flipper !
Gabriel composa le numéro et confia le portable à la jeune femme. Me Tarmoni était en déplacement à Bordeaux, injoignable durant vingt-quatre heures. Alors Tayri lui laissa le message que Gabriel lui avait soufflé avant de raccrocher.
— Il ne nous rappellera pas avant demain ! se lamenta-t-elle.
— C’est pas dit, répliqua Gabriel. Sa secrétaire va sans doute lui passer l’info et il nous contactera peut-être plus vite que prévu.
— Espérons…
— Faut que je descende à Florac, annonça Gabriel en enfilant sa parka. J’ai plus de clopes et quasiment rien dans le frigo…
— Je peux venir avec toi ?
— Vaudrait mieux pas.
— Ah bon ? Mais…
— Écoute, Tayri, Florac ce n’est pas Montpellier, c’est une toute petite ville pour ne pas dire un village. Et un nouveau visage risque d’être remarqué. On ne sait pas si tu es recherchée par les flics, ce ne serait pas prudent.
— D’accord.
— Mais hors de question que tu restes seule ici, ajouta-t-il.
— Et je vais où, alors ? Je me cache dans l’écurie, c’est ça ?
— Pas dans l’écurie, non, sourit Gabriel. Suis-moi… Garde le portable avec toi, des fois que Tarmoni rappelle. Et prends un blouson, ça gèle ce matin…
Ils quittèrent la maison, le corps de Tayri vibra sous les assauts du froid. Aujourd’hui, malgré ses efforts, le soleil ne parviendrait pas à réchauffer les pierres fendues par le gel. Ils montèrent dans le pick-up et, de la terrasse, Sophocle les regarda partir. Le 4 × 4 s’engagea sur la piste pour sortir du hameau avant de regagner le goudron.
— Pourquoi je ne me planquerais pas dans une autre de ces baraques ? proposa Tayri.
— Dangereux, répondit Gabriel. Trop près de la mienne.
— Elles sont toutes à toi, n’est-ce pas ?
— Oui… J’ai acheté l’ensemble pour une bouchée de pain et j’ai fait rénover la maison où j’habite. Un an après la mort de Lana…
— Et tu vis de quoi ? interrogea Tayri.
— J’ai hérité de mes parents, c’est avec leur argent que j’ai pu acheter cet endroit. Et il m’en reste suffisamment pour vivre encore quelques années.
— Et ensuite ?
Il eut un sourire un peu triste.
— Je ne me suis pas posé la question, avoua-t-il. S’il le faut, j’irai braquer une banque !
Tayri comprit que les quelques années dont il parlait étaient celles qui lui permettraient de terminer sa mission. Que sa vie s’arrêterait lorsqu’il les aurait tous tués. Elle aurait voulu pouvoir changer son avenir.
— Comment tu fais pour retrouver ceux qui étaient dans le train ?
Gabriel hésita à répondre. Mais, au point où il en était, ça n’avait plus grande importance.
— J’ai gardé un contact dans la police. Une amie très chère. C’est elle qui les localise pour moi. Elle m’envoie leur photo, leur adresse. Un ou deux par an, pas plus. À chaque fois, un modus operandi différent, pour que les flics ne fassent pas le lien.
— Gabriel, je… Je suis vraiment désolée pour Lana. Sincèrement désolée… J’ai beaucoup de peine, même si je ne l’ai pas connue.
— Je sais, répondit-il sans quitter la route des yeux.
— Et depuis que tu m’as raconté ce que tu faisais, j’ai réfléchi. Je… J’ai essayé de comprendre.
Mal à l’aise, Gabriel mit une paire de solaires sur son nez.
— Je comprends ta douleur, ta colère. Je sais que tu es inconsolable…
Elle vit les muscles de son cou se tendre, son visage se contracter. Elle hésita un instant avant de poursuivre.
— Je crois que tu te trompes en tuant ces gens. Ils sont condamnables, c’est certain, mais… ils ne méritent pas de mourir. Et puis ce serait bien que tu te libères, toi aussi.
Il freina un grand coup, elle fut projetée vers l’avant. Les mains crispées sur le volant, il la fixait sans un mot. Elle ne pouvait voir ses yeux, pourtant elle eut l’impression qu’ils la condamnaient.
— Que je me libère ? répéta-t-il d’une voix glaciale.
Tayri sentit un nouveau frisson parcourir son échine.
— Oui, murmura-t-elle. Parce que toi aussi, tu es un esclave. L’esclave de ta vengeance…
Gabriel appuya sur l’accélérateur, le 4 × 4 dérapa légèrement avant de repartir dans le droit chemin. Il conduisait nerveusement, tandis que Tayri se rongeait les ongles.
Deux minutes plus tard, ils bifurquèrent sur une piste en terre menant à une maison en partie délabrée. Gabriel stoppa la voiture devant la petite bâtisse.
— Celle-là aussi, elle est à toi ?
Il hocha la tête et récupéra une grosse clef dans la boîte à gants avant de descendre de la voiture. Elle le suivit et ils entrèrent dans la vieille baraque. Tayri fut surprise de voir que la pièce principale était plutôt en bon état. Une grande cheminée, une longue table de ferme, une cuisinière à bois, un immense placard…
— Tu veux que j’allume la cuisinière ?
— Non, ça ira, murmura Tayri.
— Je n’en ai pas pour longtemps de toute façon, indiqua Gabriel. Moins d’une heure. Tu restes à l’intérieur et tu verrouilles derrière moi, compris ? Au moindre souci, tu m’appelles avec le portable.
— Ça ira, répéta la jeune femme.
Il claqua la porte sans ajouter un mot et Tayri ferma les yeux une seconde. Puis elle s’élança brusquement à sa poursuite. Il grimpait déjà dans sa voiture lorsqu’elle l’interpella.
— Gabriel !
— Quoi ?
Elle le dévisageait avec une incroyable intensité. Il comprit qu’elle brûlait de lui dire quelque chose. Devina les mots, pourtant simples, qu’elle ne parvenait pas à trouver. Malgré le froid cinglant, il sentit une douce chaleur réchauffer son corps. Alors il s’approcha, lui offrit un sourire, la serra dans ses bras.
— Je reviens vite.
— Je t’attends, répondit-elle simplement. Je t’attends depuis toujours…
Après avoir enlevé le plastique qui le protégeait de la poussière, Tayri s’installa dans un fauteuil Voltaire à la tenture décolorée par les années. Elle serra l’écharpe autour de son cou, regarda le plafond blanc, colonisé par les toiles d’araignées.
Un ciel rempli d’étoiles.
Elle souriait, seule au milieu de cette vieille maison qui menaçait de tomber morceau par morceau. Elle ferma les yeux et le visage de Gabriel s’afficha en plein écran.
Amoureuse d’un assassin.
Un homme, un père, un protecteur.
Gabriel était tout ça à la fois.
À ce carrefour de sa vie, elle comprit qu’elle ne pourrait plus jamais s’éloigner de lui. Qu’elle était prête à partager sa folie, à affronter ses démons.
Si elle était encore en vie, Tama retrouverait bientôt Izri. Et Tayri resterait auprès de Gabriel. Elles ne seraient plus que les esclaves de leur passion.
Un bruit de pas lui fit rouvrir les yeux.
— Déjà ? murmura-t-elle en souriant.
Il était revenu pour l’embrasser. Pour la serrer dans ses bras. Pour lui dire mon amour…
Elle quitta son fauteuil, courut jusqu’à la porte. Lorsqu’elle l’ouvrit, elle resta bouche bée.
— Salut, mon amour…