Ça fait des années que Marguerite a perdu son mari et même si elle a trois fils, elle est toujours toute seule. C’est triste, je trouve. Ils habitent loin, ne peuvent pas venir la voir mais lui téléphonent de temps en temps.
Autrefois, Mejda habitait l’appartement à côté du sien ; c’est comme ça qu’elles se sont rencontrées. Du coup, Marguerite a connu Izri alors qu’il était haut comme trois pommes. Et elle m’a raconté que, parfois, lorsque ses parents se disputaient, il trouvait refuge chez elle.
Avant que Mejda ne vienne me récupérer, Marguerite m’offre quelques bonbons à la réglisse que je cache dans ma poche et que je mange le soir, dans ma loggia. Puis elle me dit merci et à lundi prochain.
J’aime bien Mme Marguerite, j’aime bien le lundi.
Mais chaque soir, le lundi comme les autres jours, je songe à Sefana. Je me demande si elle est triste. Et, surtout, je pense à Vadim. J’espère que son chagrin n’est pas aussi cruel que le mien et qu’il continue à dessiner pour moi.
J’espère qu’il ne m’a pas déjà oubliée.
La nuit, souvent, je me réveille en sursaut. J’ai l’impression d’entendre sa petite voix, l’impression qu’il m’appelle, de l’autre côté de la cloison. Alors, je referme les yeux et je lui parle, je tente de le rassurer. De lui dire qu’un jour, on se reverra.
Le mardi, il faut se lever très tôt, parce que la famille Cara-Santos habite à l’autre bout de la ville. Mejda m’accompagne jusque chez eux et ne revient me chercher que le jeudi soir.
Manuel et Marie-Violette Cara-Santos habitent une jolie maison. Ils ont deux enfants : Jasmine, qui a sept ans, et Adam, qui en a treize, comme moi. M. Cara-Santos est le patron d’une entreprise d’élagage et d’entretien des jardins et sa femme reste à la maison. Elle attend le troisième bébé qui naîtra dans quatre mois si tout va bien.
Je reste chez eux pendant trois jours complets et je dors dans la cuisine. Tous les soirs, je prends mon tapis et mon oreiller dans le placard de l’entrée et j’installe mon lit entre la table et le frigo. J’ai aussi un plaid pour me couvrir quand il fait froid. Le premier jour où je suis allée chez eux, Mme Cara-Santos prévoyait de m’acheter un matelas gonflable, mais Mejda lui a dit que ce n’était pas une bonne idée parce que je préférais dormir par terre.
Alors, je dors par terre.
Ici, je n’ai rien, même pas Batoul. La nuit, je pense à mon père et à ma tante Afaq. Je me demande si Sefana continue d’envoyer dix euros par semaine à ma famille. Ça m’étonnerait… Je me demande aussi si la nouvelle Tama s’occupe bien de Vadim. Après, je m’endors.
Chez les Cara-Santos, comme chez Marguerite, je m’occupe du ménage, de la lessive, du repassage et des repas. Lorsque les enfants rentrent de l’école, je leur prépare un goûter et quand ils ont terminé leurs devoirs, je veille à ce qu’ils prennent leur douche. Ensuite, je leur sers à manger dans la cuisine. Ils sont très agités, capricieux et grossiers. Je ne les aime guère et c’est réciproque.
Le matin, j’ai droit à une biscotte accompagnée d’un bol de lait. Le midi, je n’ai rien et le soir, c’est un morceau de pain avec du fromage à tartiner.
Mme Cara-Santos a un problème avec le futur bébé et il paraît qu’elle doit rester couchée tout le temps. Je lui apporte des boissons chaudes et ses repas dans la chambre. C’est pour ça qu’il faut quelqu’un jusqu’à l’accouchement. Comme son mari et Mejda se connaissent depuis longtemps, ils m’ont trouvée comme solution.
Mme Cara-Santos ne m’adresse pas la parole, sauf pour me donner des ordres. Et elle m’a dit que je ne devais pas parler à ses enfants pour ne pas mal les influencer. Je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais, de toute façon, je n’ai pas le temps de leur faire la causette.
M. Cara-Santos rentre tard et dîne dans la chambre avec son épouse. Lui non plus ne me parle pas. Il ne me regarde même pas d’ailleurs, comme si j’étais transparente.
Le jeudi soir, Mejda revient me chercher, parce que la belle-mère de Marie-Violette vient l’aider du vendredi au lundi, alors ils n’ont plus besoin de moi. Au passage, Mejda reçoit soixante euros en liquide.
Quand nous partons de chez les Cara-Santos, Mejda me conduit directement à l’entreprise. Car les lundi, jeudi et vendredi soir, je travaille aussi. Presque toute la nuit, je fais le ménage dans des bureaux.
Mejda gare sa voiture devant le bâtiment et m’ouvre une porte dont elle possède la clef. Elle referme derrière moi et va s’allonger sur une banquette, dans l’un des bureaux, tandis que je nettoie tout. J’ai tellement sommeil que ces nuits me paraissent interminables. Et puis, comme je n’ai rien dans l’estomac depuis le matin, j’ai souvent des vertiges. Mais je n’ai pas le temps de me reposer car il y a beaucoup de bureaux.
Nous ne croisons jamais personne, mais je sais que le vendredi soir, Mejda trouve une enveloppe avec l’argent dans le bureau où elle dort. Je lui ai demandé qui s’occupait du ménage le mardi et le mercredi, elle ne m’a pas répondu.
Mejda se réveille vers 4 heures du matin ; c’est l’heure où je dois avoir terminé mon travail. Alors, nous reprenons la voiture et rentrons à son appartement. Souvent, je m’endors sur la banquette arrière. Quand nous arrivons, j’ai enfin le droit d’aller me coucher, de 5 à 7 heures. Pas plus, car le vendredi, je travaille chez d’autres personnes. Ce sont les voisins de Mejda, M. et Mme Benhima. Ils habitent l’étage en dessous. Comme chez Marguerite, je dois récurer l’appartement en une journée et faire la lessive et le repassage. Même s’il n’y a qu’un étage à descendre, je n’ai pas le droit d’y aller seule et Mejda m’y accompagne, m’enferme et revient me chercher. Peut-être a-t-elle peur que j’essaie de me sauver ? Pourtant, je ne sais vraiment pas où j’irais…
Les Benhima, je ne les vois jamais ou presque. Ils travaillent tous les deux et je les croise parfois lorsqu’ils rentrent du bureau. Ils doivent bien connaître Mejda puisqu’ils lui ont confié un double des clefs de leur appartement. Et une fois par mois, ils lui remettent l’argent que j’ai gagné.
Le vendredi soir, dès que j’ai terminé chez les Benhima, retour dans les bureaux pour une nouvelle nuit de labeur.
Le week-end, je reste chez Mejda pour m’occuper de son appartement. Moi qui pensais avoir moins de travail que chez les Charandon… je me suis bien trompée !
J’ai calculé que je fais gagner à Mejda cent euros par semaine, sans compter ce qu’elle empoche à l’entreprise chaque vendredi soir. Je crois que c’est beaucoup d’argent, pourtant elle ne cesse de répéter que je lui coûte plus cher que ce que je lui rapporte.
J’ai beau chercher, je ne vois pas ce que je peux lui coûter. Chez elle, je mange encore moins que chez les Charandon, la faim me tenaille à longueur de temps. Le soir, c’est une pomme ou une banane. Le matin, un morceau de pain avec de la chicorée. Heureusement, j’arrive parfois à piquer des trucs dans le frigo sans qu’elle s’en aperçoive. Un morceau de fromage, une tomate ou un yaourt.
Ça fait deux mois que je suis ici et je me sens épuisée. Mon dos et mes épaules sont perclus de douleurs qui ne me quittent jamais ou presque. Souvent aussi, j’ai mal aux pieds. Une seule fois, je me suis plainte à Mejda en lui disant qu’elle me demandait trop de travail et que je ne dormais pas assez. Elle s’est levée de son canapé sans rien dire, est allée chercher quelque chose dans un placard. Elle est revenue avec une sorte de fouet muni de lanières en cuir et m’a déshabillée complètement avant de me frapper pendant de longues minutes, sur le dos, les jambes, les bras et même le ventre. Puis elle m’a poussée dehors, a jeté mes vêtements à côté de moi. J’ai passé la nuit sur le balcon, sans ma couverture.