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Celui de la liberté ?

Dans mon dernier songe, je l’ai suivi pendant des kilomètres, sans ressentir la moindre fatigue. Derrière une dune gigantesque, un village m’est apparu. Quelques pauvres maisons, serrées les unes contre les autres comme pour échapper à la colère du ciel.

Près de l’une d’elles, ma mère était assise. Elle pleurait.

Je me suis approchée doucement, j’ai posé ma main sur son épaule. Ma main, qui tremblait.

Quand elle a relevé la tête, elle ne me voyait pas. Ses yeux, hagards, fouillaient le vide.

Maman ? Maman, tu m’entends ? C’est moi, maman…

Elle ne me voyait toujours pas, mais ma voix a semblé atteindre son âme et alors, sa tristesse s’est évaporée d’un seul coup. Je me suis blottie contre elle, me suis serrée contre son cœur.

Nos cœurs, qui battaient à nouveau.

En fixant l’horizon, elle m’a dit que je devais lutter, encore et encore. Et qu’un jour, on se retrouverait, elle et moi. Qu’on se reverrait, enfin.

Ce n’était qu’un rêve, un subterfuge de la fièvre.

Pourtant, ça semblait tellement vrai.

C’était tellement bon.

Parfois encore, je plonge dans un immense trou noir. Je chute, je tombe et rien ne peut me retenir. Avant d’ouvrir les yeux, je touche enfin le fond. On dirait un puits très profond. Au bout de la nuit, j’aperçois un halo de lumière pâle. Il y a un ciel, si loin. Inaccessible.

Posé tout là-haut, Atek me regarde, il m’appelle. Il voudrait que je trouve la force de remonter à la surface.

Mais les forces me manquent.

Elles m’ont toujours manqué. Je suis faible, je le sais.

Sinon, je ne serais pas une esclave.

Une autre fois, je ne saurais dire quand, j’ai entendu le rire de Batoul. Son rire et ses histoires stupides de petite fille. Elle chantait pour moi, de sa voix fluette. Elle a pris ma main et m’a entraînée jusqu’au sommet d’une montagne. Il y faisait froid, il y faisait nuit. En levant les bras, j’ai pu toucher le ciel. Il était cotonneux, frais et doux.

Quand nous sommes redescendues, j’ai traversé mille villages, croisé mille visages. L’un d’eux était celui de ma grand-mère, j’en suis certaine. Même si je ne l’ai jamais connue. Elle ressemblait à Marguerite, elle ressemblait à ma mère.

Elle me ressemblait.

Puis Batoul a disparu et Atek a pris sa place.

Cette nuit-là — mais c’était peut-être en plein jour —, j’ai eu l’impression d’avoir cent ans, d’avoir vécu cent vies. Je n’étais plus une petite fille, je n’étais plus moi.

À la suite d’Atek, j’ai plongé dans les entrailles de la terre. J’ai senti son goût, son odeur, sa chaleur. J’ai vu son sang, flamboyant.

Dès que nous sommes remontés à la surface, des ailes ont poussé dans mon dos et je me suis envolée. J’ai traversé des forêts, l’écorce des arbres centenaires, je me suis nourrie de leur sève et de leur savoir. J’ai dépassé la canopée pour monter, encore et encore.

Devenue grain de poussière, j’ai parcouru l’univers, j’ai côtoyé les étoiles. Aveuglantes, magnifiques. Je volais, juste derrière Atek, et voyais le monde d’en haut. Je voyais les gens qui vivaient là. Je voyais leurs chagrins, leurs peines perdues et leurs efforts. Je voyais les gouffres ouverts sous leurs pieds, les précipices qui les menaçaient.

Un grain de poussière porté par le vent. Jusqu’au firmament.

Parfois, j’ouvre les yeux. Je les ouvre vraiment. Je me retrouve dans cette chambre, dans cette vie. Alors, je n’ai qu’une hâte, une seule envie : revoir le visage d’Izri. Son si beau visage. Écouter sa voix me dire qu’il va s’occuper de moi.

Pendant que je suis réveillée, j’entends Mejda pleurer dans sa chambre. C’est comme une berceuse, une bénédiction. Un onguent sur mes plaies.

Je sais qu’elle va me tuer. J’espère juste que j’aurai le temps de revoir Izri avant.

* * *

J’ouvre les paupières et tourne légèrement la tête. Assis sur une chaise, près du lit, il me sourit.

— Comment tu te sens ?

— Un peu mieux, dis-je.

— Tu veux boire ?

— Oui…

Izri me tend un verre d’eau fraîche et m’aide à soulever la tête. Puis il repose doucement ma nuque sur l’oreiller.

— Je me suis occupé de Marguerite, dit-il.

Mon cœur dérape.

— Elle… Elle était toujours… ?

Il hoche la tête. Alors, j’imagine le corps de mon amie en état de décomposition.

— J’ai remis tout ce que ma mère avait pris chez elle et puis j’ai appelé le Samu. Je n’ai pas attendu qu’ils arrivent pour ne pas avoir de problèmes… ça s’est passé quand ?

— Il y a un mois et demi, réponds-je d’une petite voix. Elle était comment ?

— Vaut mieux pas que je te dise.

À l’expression de son visage, je comprends qu’il a souffert en découvrant Marguerite. Je réalise qu’aucun de ses fils ne s’est inquiété d’elle depuis un mois et demi. Je réalise à quel point elle était seule au monde.

Comme moi, finalement.

Non, ce n’est pas vrai. Parce que moi, maintenant, j’ai Izri.

50

Et s’il ne revenait pas ?

Elle mourrait de faim, attachée à un lit.

S’il revenait, elle mourrait aussi.

Elle était dans la maison d’un tueur. Pourquoi ?

Avait-elle mérité ça ? Qu’avait-elle commis pour en arriver là ? Pourquoi son cerveau refusait-il de lui dévoiler sa vie, la vérité ?

Les souvenirs étaient là, quelque part. Ils ne parvenaient pas à remonter à la surface, mais ils étaient là. Elle avait beau se concentrer, se torturer les méninges, le brouillard refusait obstinément de se dissiper.

Le soleil inondait la chambre, on devait être en milieu de journée, mais elle n’avait aucune idée de l’heure.

Bruit de moteur, aboiement joyeux du chien, pas dans la maison.

Il était de retour.

C’était le soulagement, c’était la terreur. C’était peut-être la fin.

Tandis qu’elle l’entendait prendre une douche, elle se glissa sous les draps. Si elle avait pu disparaître, elle l’aurait fait. S’évaporer dans le néant, se fondre dans la matière.

La porte s’ouvrit, la silhouette immense de son geôlier apparut dans la chambre. Il portait juste une serviette autour de la taille, avait les cheveux trempés.

— Tiens, la Belle au bois dormant est réveillée ! dit-il avec un petit sourire.

Il se planta devant l’armoire, choisit une nouvelle tenue et s’habilla devant elle en lui tournant le dos.

Aucune pudeur, songea-t-elle.

Il était grand, carrure imposante. Ses cheveux bruns étaient coupés court, son cou était large comme celui d’un taureau de combat. Elle remarqua un tatouage sur son épaule gauche. Une horloge, avec un glaive au milieu.

Une fois habillé, il s’assit dans le fauteuil, dans l’angle le plus sombre de la chambre, comme s’il désirait s’unir aux ténèbres. Il la regarda un moment avant de parler.

— Tu as retrouvé la mémoire ? fit-il.

— Non.

— Étrange, soupira-t-il. Mais ça reviendra forcément… Ou alors, tu mens.

— Je ne mens pas.

— Soit. Je suis d’humeur à te croire… Je t’ai manqué ?

Elle ne savait quoi répondre. Surtout, ne pas l’énerver. Plutôt ne rien dire.

— J’imagine que non, continua-t-il. Et tu as le droit de le dire.

Elle tourna la tête vers la fenêtre.