J’étais assez fière de moi.
Le but était de la provoquer, de la pousser à bout pour qu’elle oublie les menaces de son fils et me frappe. Aussi violemment que possible.
Quand elle a vu ses habits, elle est restée bouche bée. Puis elle s’est mise à hurler comme une démente. Elle m’a attrapée par les cheveux et a levé le bras. Mais elle s’est retenue au dernier moment.
Là, elle m’a souri. Un sourire terrifiant.
Son fils est venu en début d’après-midi et Mejda s’est mise à pleurer devant lui. Elle lui a montré ses vêtements, lui a dit que j’étais en train de la rendre folle.
Izri s’est approché de moi, j’ai cru qu’il allait me frapper. Mais il s’est contenté de me dire que je le décevais. Que j’étais aussi cinglée que sa mère. Puis il est reparti en claquant la porte.
La nuit suivante, je l’ai passée sur le balcon, attachée à la rambarde, un bâillon sur les lèvres. Heureusement, il ne faisait pas trop froid.
Aujourd’hui, c’est samedi. Cette nuit, en rentrant de l’entreprise, je me suis dit qu’il fallait être plus maligne que le Malin.
Alors, pendant que Mejda fait la grasse matinée, je prends des allumettes et me brûle la peau à plusieurs endroits. À l’intérieur des cuisses, sur le haut des bras. Je serre les dents pour ne pas crier. Ensuite, je me flanque des coups dans le ventre avec la planche à découper. Des coups violents. Jusqu’à ce que je tombe à genoux.
Puis je m’habille et prépare le petit déjeuner de la malfaisante.
Il est midi passé quand Izri arrive. Il s’installe dans la salle à manger avec sa mère et, pendant qu’ils discutent, je me frotte les yeux avec un oignon.
Puis je fais le service. Izri me dévisage, intrigué par mes yeux rougis et larmoyants. Lorsqu’il me demande comment je vais, j’instille une bonne dose de peur dans mon regard avant de lui assurer que tout va bien. Je lui souhaite bon appétit en lui disant que je lui ai préparé son plat favori.
Ils terminent leur repas, j’attaque la vaisselle. Comme je l’espérais, Izri me rejoint dans la cuisine. Il se montre froid, un peu méfiant.
— Tu as aimé le repas ? demandé-je.
— Tu es sûre que ça va ?
— Oui, ne t’en fais pas.
— Pourquoi tu pleures, alors ?
J’essuie mes yeux.
— C’est rien, dis-je. Rien du tout.
Il fronce les sourcils.
— Joue pas avec moi, Tama… Si tu as quelque chose à dire, balance.
Je jette un œil terrorisé en direction du salon et garde le silence. Alors, Izri va fermer la porte et revient se planter à côté de moi.
— Eh ! Tu vas cracher le morceau, oui ou merde ?
Je me sèche les mains avec le torchon avant de soulever ma blouse. Là, il voit les brûlures sur mes cuisses.
— Ça fait mal, dis-je simplement. Mais ça va passer.
Le visage d’Izri change d’expression.
— C’est elle qui t’a fait ça ?
Je ne réponds pas.
— C’est elle ?
Je hoche la tête d’un air penaud.
— Ça aussi, j’ajoute en montrant les brûlures sur mes bras.
Puis je soulève mon tee-shirt et il voit mon abdomen, entièrement bleu.
— Ne lui dis rien ! imploré-je en pleurant de nouveau. Sinon, elle va encore me torturer !
Izri se précipite dans le salon, un sourire se dessine sur mes lèvres.
Un sourire terrifiant.
Mon stratagème a fonctionné à merveille. Izri a hurlé sur sa mère tandis que moi, je buvais du petit-lait. Mejda a prétendu que je m’étais brûlée toute seule ou bien que c’étaient les gens chez qui je travaillais dans la semaine qui m’avaient fait ça.
Mais son fils ne l’a pas crue et l’a traitée de tous les noms. Chaque insulte était une chanson douce à mes oreilles.
Un partout.
Une victoire dans chaque camp.
Et même si je sais que cette guerre me tuera, je n’ai pas l’intention de hisser le drapeau blanc. J’irai jusqu’au bout. J’ai même pensé à me suicider d’un coup de couteau dans le cœur pour qu’Izri haïsse définitivement sa mère. Pour qu’elle le perde à tout jamais.
Peut-être le ferai-je.
Car ce n’est pas la mort qui m’effraie.
C’est la vie.
52
Gabriel rentra quelques bûches. Les températures avaient encore chuté et la chaudière peinait à chauffer la maison. Il alluma la cheminée et resta devant un moment. Le spectacle du feu l’avait toujours fasciné.
Il s’assit à côté de Sophocle qui dormait aussi profondément qu’une souche.
Lana apparut, sortant de nulle part, et vint près de lui.
— Cette nuit, j’ai tué Fongalone, murmura-t-il.
— Tu n’aurais pas dû, répondit-elle.
— Je sais que tu ne m’approuves pas. Mais c’est la règle. Celle que j’ai décidé d’appliquer…
Sophocle dressa l’oreille, comme si les paroles de son maître lui étaient destinées. Il le fixait, cherchant à comprendre ce qui le tourmentait.
— Et maintenant, il va falloir que je trouve la force de me débarrasser de ma chère inconnue, soupira Gabriel.
Lana avait disparu. Elle ne restait jamais très longtemps. Alors, Gabriel tourna la tête vers son chien, lui adressant un drôle de sourire.
— Ou bien je la garde ici ? T’en penses quoi, toi ? Tu voudrais qu’elle reste ?
Sophocle remua la queue avant de glisser sur le dos.
Gabriel se remit debout, prépara un plateau et l’apporta dans la chambre. La jeune femme était assise sur le bord du lit, la lampe de chevet comme seule compagnie.
— Bonsoir, voilà ton dîner.
Il déposa le plateau, détacha son poignet et alla s’asseoir dans le fauteuil. Elle ne fit pas le moindre mouvement.
— Pourquoi tu ne manges pas ?
Le silence, seulement troublé par sa respiration un peu tendue.
— Tu veux te laisser mourir de faim ? continua-t-il. Remarque, ça m’arrange…
Elle leva enfin la tête vers lui pour le fusiller du regard. Il souriait.
— J’ai déjà creusé ta tombe. Dans la forêt… Un coin charmant, tu verras. Enfin, non, tu ne pourras pas le voir, mais fais-moi confiance. C’est un bel endroit pour passer l’éternité.
Les lèvres de la jeune femme se mirent à trembler, ses yeux à briller.
— Tu as peur de mourir ?… Pardonne-moi cette question stupide ! Tout le monde a peur de la mort. Tout le monde, sans exception… Je suis bien placé pour le savoir ! Mais je m’en voudrais de te couper l’appétit.
Elle écarta une mèche qui barrait son visage. Ce geste, machinal, troubla Gabriel. Lana faisait toujours ça.
— Je voudrais que tu manges, reprit-il.
— Je n’ai pas faim, murmura-t-elle.
— Je ne te demande pas d’avoir faim, je te demande de manger. Et je déteste qu’on me résiste.
Elle hésita une seconde, prête à lui tenir tête. Mais son regard l’en dissuada. Alors, elle attrapa la fourchette et piqua un morceau dans l’assiette. Ce qu’il avait préparé semblait délicieux.
Mais pour la jeune femme, ça n’avait qu’un seul goût. Celui de la mort.